jeudi 3 septembre 2015

Quand un directeur joue le rôle de bouc émissaire


Etude de cas 1 :

M. Frank est Directeur Général de Touvabien, entreprise spécialisée dans la fabrication de pièces détachées pour l’aviation. Lorsqu’il est nommé en 2007, l’entreprise se porte bien et le problème principal à gérer est celui de la surcharge de travail. 


Malheureusement, la crise de 2008 a fragilisé le marché de l’entreprise et M. Frank doit prendre des dispositions draconiennes pour éviter que l’entreprise ne périclite : réduction des dépenses générales, réduction du personnel intérimaire, gel des embauches, arrêt des investissements.  Le climat social se dégrade et une grève éclate. Il est vrai que M. Frank est bien seul au sein de son codir pour gérer la situation et qu’assez souvent le management intermédiaire n’est pas à la hauteur. En période de forte charge, le recrutement des managers n’a pas toujours été rigoureux et surtout personne n’a géré la situation des salariés posant des difficultés de performance. La paix sociale a été achetée.
Dans ce contexte, M. Frank cristallise tous les mécontentements. Il se retrouve seul au front et les autres dirigeants, s’ils semblent le soutenir en surface, entendent bien profiter de cette situation pour se protéger. Les managers de proximité  se positionnent de plus en plus comme simples collaborateurs et n’incitent pas à suivre les directives de l’entreprise. Cette situation entraine une forte perte d’efficacité interne et marginalise les personnels de bonne intention. Afin que la crise ne perdure, l’actionnaire principal de l’entreprise décide de se séparer de M. Frank.


Etude de cas 2 :

Mme Yves est nommée Directrice de Service au sein d’un département R&D d’une entreprise du CAC 40.  Le service est composé de salariés dont la mission est d’être à la fois experts techniques dans leur domaine ainsi que chefs de projet. Une partie de l’équipe n’a jamais accepté d’avoir à être également chef de projet et l’annonce ouvertement à chaque réunion de groupe. Ce comportement est renforcé par la conviction pour ces personnes que leur niveau d’expertise les rend indispensables pour la structure. Mme Yves se crispe et son comportement agressif permet aux résistants de se positionner comme victimes. Une enquête harcèlement est demandée par le CHSCT. En colère vis-à-vis de cette situation qu’elle considère comme injuste, Mme Yves devient alors encore plus rigide, y compris avec sa hiérarchie. Ce comportement semble justifier auprès de sa hiérarchie que le problème c’est elle. Par prudence et facilité, la DRH préfère s’en séparer.


Tous les directeurs le savent : ils peuvent se retrouver un jour ou l’autre en position de “bouc émissaire” de la structure.  C’est ce mécanisme mainte fois observé sur le terrain que nous allons tenter de comprendre. Schématiquement, tout collectif fonctionne sur deux mécanismes psychologiques majeurs : l’illusion de groupe et l’identification au leader.

La dynamique des groupes

La recherche sur les organisations a permis de constater plusieurs phénomènes :

  • L’existence de liens informels entre salarié et petits groupes, permettant de définir des normes et des règles implicites s’appliquant à la production, aux relations avec la hiérarchie et à la relation entre collègues ;
  • Une fonction de protection matérielle et psychique des petits groupes, permettant de lutter contre l’emprise de l’organisation ;
  • L’importance du climat affectif dans les rapports relationnels ;
  • L’importance de la reconnaissance pour protéger l’estime de soi et sur la dynamique de groupe. Le peu d’influence des conditions réelles de travail si cette condition de la reconnaissance n’est pas respectée ;
  • L’existence de leaders implicites de groupe, différents de la ligne hiérarchique.


D’un point de vue psychologique, pour que des salariés se représentent comme faisant partie d’un groupe, ceux-ci doivent s’appuyer sur un imaginaire inconscient d’un collectif constitué pour protéger tout un chacun. Cet imaginaire repose sur l’illusion que chaque membre malgré ses différences, est accepté à sa juste valeur. Ce phénomène psychique a pour fonction de faire face aux difficultés du travail et aux angoisses existentielles, notamment celle d’être seul.  Cette dimension affective du groupe engendre des dynamiques relationnelles complexes de rejet-intégration, dont un leader implicite peut s’emparer. Régulièrement, afin de resserrer les rangs, un bouc émissaire va être désigné. Il permet de mettre en avant les limites de ce qui constitue le groupe. Il y a « nous » et « lui » ou « eux ». Même si le bouc émissaire est un membre de l’organisation, la menace dont il serait porteur unit les autres dans une position de victimisation qui ressert les rangs du groupe.  Ce phénomène est d’autant plus puissant que le groupe se représente lui-même comme victime du bouc émissaire, perçu comme coupable ; ce qui en justifie l’exclusion.

Mettez un agrégat de personnes sur une île déserte et vous retrouverez rapidement une structure sociale avec un leader ou plusieurs groupes en opposition du fait d’une guerre de chefs. Tout collectif a besoin de déterminer un chef afin de faciliter la prise de décision et limiter le risque de tension entre ses membres. Souvent précurseur, le leader est celui qui se positionne comme garant de l’illusion de groupe, voir son créateur.  Ce statut de leader va lui permettre de créer les normes du groupe. Afin de s’intégrer au groupe, chacun est sommé d’y obéir par socialisation : cadence, liens de coopération, rapport au management, etc.

La plupart des dirigeants ont connu un jour ou l’autre cette situation dans laquelle ils doivent gérer l’influence d’un ou plusieurs leaders implicites sur le collectif de travail. Par expérience, j’ai souvent observé que plus les entreprises désinvestissent le champ social pour ne se concentrer que sur l’opérationnel, plus elles laissent la possibilité de création de leaders implicites qu’elles devront combattre par la suite.

Par ailleurs, lorsque le groupe connaît un fort niveau de stress, l’illusion de groupe peut s’effilocher. Les membres du groupe vont alors chercher à conserver l’équilibre du groupe en désignant l’ennemi intérieur responsable de cette rupture psychique. Si le leader implicite est en rivalité avec le directeur, il utilisera les failles managériales et organisationnelles pour le mettre dans la position du bourreau, pour in fine, transformer le directeur en bouc émissaire.  

Malheureusement, les directions générales et les directions de ressources humaines ne sont pas toujours conscientes de ce phénomène ou peuvent utiliser également le directeur comme fusible pour ne pas avoir à traiter des problématiques structurelles de l’organisation :

  • La distribution du pouvoir, notamment sur la prise de décision stratégique qui ne prend pas en compte l’avis des directeur de BU ou de département.
  • Le coordination des différentes directions fonctionnelles et opérationnelles afin qu’un système matriciel n’engendre pas d’injonctions contradictoires.
  • Le nombre de projets lancés en parallèle  qui génère une culture de l’urgence et une désorganisation chronique ; le tout entrainant surcharge et baisse de la qualité.


La situation managériale la plus à risque est celle d’un dirigeant devant redresser une entreprise longtemps à l’abri de la « guerre économique ».
Une partie des salariés, parfois majoritaire, y a développé des pratiques de sous-performance, compensées par un marché naturel type « vache à lait », monopolistique ou captif. Lorsque la nouvelle donne économique oblige l’entreprise ou le département à augmenter le niveau de pression, le directeur peut le faire maladroitement en mettant l’objectif trop haut et/ou trop tôt. Cette précipitation s’explique souvent par l’acuité aigue du dirigeant sur la situation et son inquiétude à ne pas redresser assez rapidement la barre.  Mais, il n’est pas du système historique et sa vision de la situation peut être différente de celle des salariés qui eux, doivent prendre conscience que leur situation a changé. Un contexte de fort niveau de stress engendre potentiellement une régression de la psychologie collective entraînant des modes de fonctionnement plus archaïques : l’affect prend le dessus sur la raison et il y a fort à parier que le groupe sera beaucoup plus suggestible aux phénomènes de manipulation collective et aux rumeurs.

Plus le dirigeant se positionne au départ comme sauveur, plus il encourt le risque de terminer comme bouc émissaire. Il convient rapidement d’obtenir des « petites victoires » permettant d’apporter de l’espoir et de contrecarrer ce mécanisme. Cette pression est l’occasion rêvée pour les leaders implicites de monter le collectif de travail contre le directeur. Par ailleurs, il se peut que le directeur ne puisse réellement s’appuyer sur l’équipe de direction, plus ancienne, qui fait autant partie du système que les salariés.


Dans ce contexte, un nouveau directeur peut mobiliser un consultant pour ses 100 premiers jours ou pour gérer la crise. L’intérêt sera de lever le sentiment de solitude, de pouvoir compter sur un regard extérieur attentif aux mécanismes psychosociaux, de rendre plus stratégique et tactique le comportement du dirigeant et de l’aider dans ses décisions.  La plus importante de ses décisions concerne l’équipe de direction : qui garder ? Comment faire porter le changement par un collectif managérial ? Il s’agit d’éviter l’effet « tête d’épingle » où le changement est identifié au seul directeur.  


Matthieu Poirot

Expert en qualité de vie au travail, leadership et développement organisationnel 

Expert in Quality of Life at Work, Leadership and Organizational Development 



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©Matthieu Poirot, 2015

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