« Ils n’arrivent pas à fonctionner
ensemble » ; « Il y a de nombreux dysfonctionnements dans cette
équipe ». « Nous avons un climat tendu en ce moment mais l’on ne
comprend pas pourquoi ». Les demandes d’intervention se
focalisent facilement sur des approches individuelles, qui peuvent avoir un effet
limité dans le temps. Ainsi, n’est-il pas rare que l’entreprise se sépare ou
déplace l’un des protagonistes, qu’un nouveau manager soit nommé, mais que pour
autant les mêmes problématiques relationnelles reviennent, inlassablement avec
des scénarios identiques. Nous pourrions prendre l’analogie avec un Fantôme
Organisationnel, revenant pour indiquer des besoins systémiques encore insatisfaits.
Lorsque ces
fondamentaux ne sont pas respectés, alors un conflit peut naître, visant à
forcer les protagonistes de cette relation à rééquilibrer ces principes. Ce
conflit est la source des dettes psychologiques.
Une dette psychologique est un marqueur
psycho-affectif d’un manquement à l’un des 3 fondamentaux systémique de la
relation : le temps, la place, la justice. Cette dette a tendance à
augmenter tant qu’elle n’est pas reconnue et travaillée, entrainant blessures émotionnelles, violences et
ressentiments.
L’intervention doit
faciliter ce retour à la normale, notamment en faisant en sorte que ces dettes
psychologiques soient conscientisées, reconnues et travaillées. Il est
essentiel de pouvoir dire les choses telles quelles sont, sans jugement ni
orientation biaisée. Ce travail, en ouverture de conscience permet de passer à
l’étape de la réparation de cette dette, au rééquilibrage du système.
Le temps :
La relation est
soumise à un principe de temporalité, impliquant qu’il est nécessaire de
respecter le passé. Ainsi de nombreux conflits ont pour origine l’oubli de
cette chaine du temps dans la relation. Par exemple, lors d’un conflit dans un
comité de direction, la résistance affichée de certain membres au nouveau DG
avait pour origine la non reconnaissance de l’ancienneté dans le comité de
direction. Pareillement, pour le conflit
entre 2 personnes, cheffes de projets. Le point principal portait sur le non respect
de l’âge et de l’ancienneté dans le métier. Concernant les fusions-acquisitions, les
conflits se basent fréquemment sur la non reconnaissance de l’histoire de
l’entreprise absorbée mais également sur l’ordre temporel de création des 2
entreprises. Il circule alors une sorte
de Fantôme émotionnel collectif.
Fantôme : lorsque le passé n’a pas pu
être célébré et le chagrin exprimé, la charge émotionnelle négative continue
d’être là, structure inconsciemment la dynamique présente du groupe
(focalisation sur le passé et sur la liquidation de la dette) qui ne peut se
projeter sur le futur avec une approche positive et orientée solution.
Un conflit ou
un mal-être peuvent également naître lorsqu’une partie de l’histoire ne peut
être dite, par exemple dans le cadre d’un secret. Ainsi cette personne qui souffre car étant au
courant de la relation extraconjugale qu’a entretenu il y a 10 ans, le PDG avec
une responsable de développement et qui a marqué la structuration de
l’organisation du travail.
Lorsqu’une
relation est saine, l’histoire est
respectée et reconnue, qu’elle soit bonne ou mauvaise.
Ainsi dans un
système une personne qui vient d’arriver, spécialement en position d’autorité,
doit respecter ce passé, en particulier les personnes la précédant, et leurs
contributions. Le présent et le futur se construisent sur un passé. De nombreux leaders échouent de ne pas avoir
respecté ce principe. Il existe dans les
organisations des mythes fondateurs, qu’il est nécessaire de connaître.
Mythe fondateur : système de
croyances structurant l’identité d’un collectif et auquel tout nouveau membre
doit adhérer (ou faire croire d’adhérer) pour éviter l’exclusion. Le mythe fondateur
de la « belle période » est le plus fréquent. Il se construit sur l’ancrage historique du
collectif de travail de « pionniers » ayant « engendré »
l’organisation et garants des valeurs du collectif dans un système égalitaire
indifférencié. Le mythe est un discours agissant sur l’imaginaire du collectif.
Aucun mythe
fondateur ne peut être complétement supprimé dans une organisation, sauf à mettre
en difficulté l’imaginaire collectif. Un mythe organisationnel a pour fonction
de structurer le sens de l’action et l’organisation sociale du système. Lorsqu’un
nouveau dirigeant veut « bousculer » l’organisation, il doit aussi
prendre en compte cette limite possible du changement ou avoir conscientisé
qu’en allant au delà, il vise la destruction « symbolique » de l’organisation.
La place :
Dans un système
chacun a une place définie, c’est ce qui fait que l’on peut savoir si nous
sommes utiles (reconnaissance de sa contribution) et désirables socialement
(statut social). Ces 2 informations sont
très importantes pour les personnes car elles permettent de ce situer
socialement et de donner du sens à son existence. Pour qu’un système fonctionne, chacun doit
pouvoir trouver sa place de manière différenciée et respectueuse de ses
contributions.
Il peut y avoir
une réelle difficulté dans certains systèmes à trouver sa place, et ceci pour
un souci d’individuation organisationnelle.
Individuation : fonctionnement
collectif permettant la différenciation de ses membres ou au contraire
l’obligation de se conformer. Un extrême sur ce continuum va entraîner des difficultés
fortes pour le bien-être et le collectif :
Efficacité
|
Bien-être
|
|
Différenciation exagérée
|
Pas de
synergie des efforts et problèmes structurels de coordination du travail
|
Sentiment de
ne pas appartenir à un groupe mais à un agrégat de personnes pouvant être en
rivalité. Difficulté à définir une identité à travers le collectif
|
Conformisme rigide
|
Routines de
travail refusant de s’adapter aux changements de l’environnement ou à
intégrer les nouveautés extérieures
|
Tension de ne
pas pouvoir exprimer les différentes facettes de sa personnalités et de ne
pouvoir évoluer en fonction de son propre vécu. Peur régulière d’être exclu
par le groupe
|
Notamment en
raison de dysfonctionnements organisationnels, il peut exister des glissements de rôle entraînant
un travail invisible menant à des dettes psychologiques de mérites cachés.
Glissement de rôle : lorsqu’une
personne commence à faire ce que quelqu’un d’autre devrait faire, ce qui force
ce dernier à trouver d’autres rôles pour exister. Le flou dans la définition
des fiches de postes peut faciliter ce processus et entrainer un décalage de
plus en plus important entre prescrit et réel. Cette situation risque de
conduire à une responsabilisation invisible pour certains acteurs, augmentant
les problèmes de surcharge devenant toxique par la dette de reconnaissance.
Cette situation peut également entraîner un ressenti de disqualification (il
fait à ma place car je ne sais pas faire) chez certains, ce qui favorise aussi
une dette de reconnaissance.
Il existe
également un impératif pour une personne d’accepter sa place. Ainsi un leader
qui n’accepte pas sa place de leaders peut poser une difficulté au collectif. Cela
peut être le cas lorsque se rôle de leader semble imposer plus que voulu,
notamment sous forme de Persona.
La Persona désigne le masque porté dans
l’antiquité pour jouer au théâtre, afin de donner l’apparence du personnage
mais également pour amplifier la voix de l’acteur. Pour Jung, la Persona est un personnage
prédéfini qui permet à la personne de s’adapter à des rôles sociaux. Une
sur-identification à ce masque social peut entrainer la construction d’une
personnalité en faux self (Winnicott) qui veut plaire aux besoins des autres
mais qui empêche de savoir et d’exprimer qu’il l’on est réellement.
Pierre est un cadre « exécutif » d’un
grand groupe. Il vient d’une famille d’ingénieurs de très grandes écoles qui
ont souvent un parcours professionnel de « patron ». Après une
période difficile sur le plan du corps (un cancer), Pierre commence également à
sentir que le cœur n’y est plus, non pour le contenu de son travail, mais dans
sa position de leader. Ce Personnage lui est depuis longtemps imposée par les
autres (sa famille, l’entreprise) alors qu’il souhaiterait être et vivre la
relation autrement…mais à quelle place, comment ? Un matin, il n’arrive
plus à se lever du lit, complétement bloqué dans son énergie vitale. Au cours
d’un travail en coaching de groupe, nous découvrons qu’en fait il ne souhaite
plus être en position de leader. Nous débriefons en individuel et commençons un
travail en face à face.
La
justice :
Chacun d’entre
nous est particulièrement sensible aux signaux de reconnaissance que nous
recevons et interprétons dans nos 2 systèmes les plus importants, la famille et
au travail. La reconnaissance a pour fonction principale de réduire l’insécurité
ontologique, c’est-à-dire ressentir que nous sommes utiles et désirables et
donc que notre existence a du sens. Notre existence dépend de la qualité de
notre insertion dans nos différents systèmes relationnels. Pour répondre à la
question « pourquoi je vis ? », nous nous posons principalement
la question « pour qui je vis ? ».
Dans un
contexte général où les grands systèmes de sens ont disparu, notamment avec
l’affaiblissement de la foi en Dieu et la patrie (« terre des
pères » en latin) ; la famille et surtout l’entreprise deviennent des
lieux « d’épanouissement » piliers de notre sécurité
ontologique.
Dans le milieu
professionnel, nous sommes sensibles à 3 signaux de reconnaissance :
- Symbolique : communiquer publiquement les efforts et résultats du travail (les mérites)
- De carrière : obtenir une promotion désirée pour récompense de son mérite au travail. Progresser dans ses compétences
- Financière : obtenir une rémunération équitable à travail et résultats égaux (comparaison sociale)
Lorsque ces
signaux de reconnaissance ne sont pas satisfaits, la personne va générer des
dettes psychologiques, dites de reconnaissance. Ces dettes peuvent être
d’autant plus fortes qu’elles renvoient à des dettes psychologiques vécues dans
son système familial passé ou présent.
Dette de reconnaissance professionnelle : L’individu
s’attend à ce que l’autre (une personne, un groupe, une entité) puisse
reconnaître, à travers les 3 dimensions de la reconnaissance, les efforts et
souffrances, mérites nécessaires pour que le travail se fasse. Plus la personne
ressent un manque de reconnaissance, plus le ressenti de dette augmente.
L’impossibilité de son expression entraînera des effets psychologiques (stress
aigu puis crise d’angoisse, burnout, dépression,…) ou physiques (troubles
alimentaires, gastriques, fragilisation du corps face au cancer, problèmes de
dos,…). Le manager dans son rôle de représentant de l’organisation est sensé
connaître et faire en sorte de rembourser cette dette ou tout du moins en
permettre l’expression.
La légitimité
d’un leader dépend en grande partie de sa connaissance et sa reconnaissance de
ces différentes dettes. Il devra en connaître ce grand livre de la justice (Boszormenyi-Nagy),
souvent implicite mais agissant.
Leadership[1] :
Le leader qui
veut gagner en légitimité dans un collectif de travail doit respecter dans son
action ces 3 principes du temps, de
place et de justice. Ce style de leadership contextuel s’oppose à un
style « héroïque » présumant qu’une personne ou un petit groupe de
personnes sont assez puissants pour faire changer un système, quitte à ne pas
en respecter la cohérence. Un changement n’apparaît que s’il est réellement
nécessaire à la survie d’un système. Le coaching contextuel intégratif vise à
aider le leader à comprendre et intégrer dans son propre système personnel, le
système organisationnel qu’il doit servir.
Il y a donc une différence entre un coaching orienté sur « ce qui
devrait être en théorie », et un
coaching orienté sur « ce qui est nécessaire», c’est à dire basé sur
la vérité et l’authenticité de l’ici et maintenant. L’intervention contextuelle
vise à favoriser la conscience des leaders dans les conditions collectives et
individuelles qui les traversent et agissent sur l’organisation.
Le paradoxe
d’un leader, notamment en situation de transformation est qu’il doit tout
autant amplifier les changements nécessaires que reconnaître le passé, et ce
faisant dans un cadre fort de justice sociale. Un véritable leader n’est pas
dans la domination mais dans le service d’un collectif. Lorsqu’il n’arrive pas
à être le garant d’un système sain, il peut alors être placé en situation de
bouc émissaire, passant de « sauveur » à « bourreau »
M. Frank est Directeur
Général de Touvabien, entreprise spécialisée dans la fabrication de pièces
détachées pour l’aviation. Lorsqu’il est nommé en 2007, l’entreprise se porte
bien et le problème principal à gérer est celui de la surcharge de travail.
Malheureusement, la crise de 2008 a fragilisé le marché de l’entreprise et M.
Frank doit prendre des dispositions draconiennes pour éviter que l’entreprise
ne périclite : réduction des dépenses générales, réduction du personnel
intérimaire, gel des embauches, arrêt des investissements. Le climat social se dégrade et une grève
éclate. Il est vrai que M. Frank est bien seul au sein de son codir pour gérer
la situation et qu’assez souvent le management intermédiaire n’est pas à la
hauteur. En période de forte charge, le recrutement des managers n’a pas
toujours été rigoureux et surtout personne n’a géré la situation des salariés
posant des difficultés de performance. La paix sociale a été achetée.
Dans ce contexte, M.
Frank cristallise tous les mécontentements. Il se retrouve seul au front et les
autres dirigeants, s’ils semblent le soutenir en surface, entendent bien
profiter de cette situation pour se protéger. Les managers de proximité se positionnent de plus en plus comme simples
collaborateurs et n’incitent pas à suivre les directives de l’entreprise. Cette
situation entraîne une forte perte d’efficacité interne et marginalise les
personnels de bonne intention. Afin que la crise ne perdure, l’actionnaire
principal de l’entreprise décide de se séparer de M. Frank.
Quelles
conséquences ?
Lorsque ces
dettes n’ont pas pu être reconnues, elles sont exprimées au niveau individuel sous
formes de symptômes psychosomatiques, comportementaux ou psychologiques. Elles s’inscrivent
progressivement dans le corps et le psychisme comme blessure émotionnelle. La
plus évoquée aujourd’hui est celle du burnout que nous pouvons définir comme un
investissement émotionnel maintenu trop longtemps à niveau très important dans
un contexte « toxique » n’apportant pas de reconnaissance. Ce contexte entraîne des dettes psychologiques,
induisant des ruminations mentales intenses, pourvoyeuses d’émotions négatives
continues. Il en résulte une saturation du système émotionnel limbique pouvant favoriser
une perte d’énergie physique, d’intérêt pour le travail et d’empathie.
Elles peuvent
également être exprimées de manière collective à travers une dynamique
paranoïaque de groupe, cette tendance d’un collectif à chercher un bouc
émissaire afin de réguler les dettes psychologiques de ses membres et ainsi d’assurer
la cohésion de groupe à travers l’illusion d’égalité. Cette dynamique peut être manipulée par un
« leader implicite » cherchant à l’utiliser pour être perçu comme
sauveur et ainsi se légitimer comme chef du groupe lorsqu’il n’a pas la
possibilité d’avoir le Pouvoir.
Leadership « implicite » : personne
n’ayant pas officiellement le pouvoir (ex : statut de manager) mais
pouvant l’obtenir par influence et/ou mise en place d’un système implicite
d’appropriation-distribution de ressources (pouvoir), souvent en utilisant la
technique de perversion (faire faire à l’autre une action non éthique qui
l’oblige par la suite à garder le secret) et/ou en s’appropriant la
responsabilité du grand livre de la justice. L’influence du leadership
« implicite » vient du fait qu’il se définit comme « sauveur »
(triangle dramatique) contre le pouvoir officiel qui chercherait à
« nuire » au collectif de travail (dynamique paranoïaque de groupe)
par la non reconnaissance des dettes psychologiques.
Quel type
d’intervention ?
Les 5 principes de base sont les suivant :
- La qualité des relations qu’entretient un individu avec son entourage correspond au facteur principal qui détermine sa santé et sa réussite
- Respect, justice, bienveillance et coopération sont les quatre piliers d’un collectif efficace, favorisant le fonctionnement optimal des personnes et des organisations
- La dynamique relationnelle d’un individu avec son entourage dépend des perceptions de chacun quant aux sentiments de dette psychologique et de don de soi
- Une intervention suivant une approche contextuelle intégrative a pour objectif d’améliorer le système pour augmenter le ressenti de justice et réguler les dettes psychologiques
- Pour y arriver, l’intervenant doit conserver autant que faire ce peux, un positionnement équidistant avec l’ensemble des parties prenantes
Le premier
niveau de l’intervention doit permettre de servir la vérité sur le contexte
actuel du système. Dire, comprendre et vivre ce qui est dans l’ici et
maintenant. Ce travail doit permettre de
reconnaître les dettes psychologiques, les souffrances ressenties et circulant
dans le système.
Il est parfois
nécessaire à ce stade de l’intervention de travailler sur la réconciliation et
le pardon. Ce travail s’effectue à travers 2 niveaux d’analyse :
- diachronique (historique d’un système) : comprendre l’historique y compris au niveau des dettes et loyautés, secrets, mythes fondateurs et répétitions de crises, ayant conduit au système actuel
- synchronique (état d’un système à un instant donné) : comprendre le fonctionnent actuel du système : quels éléments, dans quelles interactions, pour quels effets, quelles boucles de récurrence maintiennent-elles le système ?
suivant la situation,
l’intervenant peut travailler avec différentes techniques :
- faire reconnaître les dettes légitimes et fournir les réparations suffisantes, symboliques ou matérielles
- aider à identifier et réguler les problématiques organisationnelles pouvant être à l’origine de ces dettes psychologiques
- prendre en charge les personnes en souffrance
- accompagner les dirigeants pour les aider à mieux appréhender le système et se légitimer
- aider les acteurs à réguler des dynamiques paranoïaques de groupe et gérer les leaders implicites en légitimité destructrice
Lorsque ce
travail est effectué, le deuxième niveau d’intervention est de permettre au
collectif de travailler vers des solutions de futur, sur un mode de
fonctionnement acceptable pour chacun.
Matthieu Poirot
Expert en qualité de vie au travail, leadership et développement organisationnel
[1] Pour pouvoir être dans un principe d’un leadership à légitimité
constructive, il faut pouvoir soigner ses blessures émotionnelles, travailler
sur la reconnaissance, être au clair sur sa Persona et son Ombre.
Leadership Explicite : légitimité + pouvoir.
Leadership Implicite : légitimité mais pas le pouvoir
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