mercredi 29 août 2018

De l’importance des dettes psychologiques dans les tensions au travail : principes d’intervention contextuelle intégrative®

« Ils n’arrivent pas à fonctionner ensemble » ; « Il y a de nombreux dysfonctionnements dans cette équipe ». « Nous avons un climat tendu en ce moment mais l’on ne comprend pas pourquoi ». Les demandes d’intervention se focalisent facilement sur des approches individuelles, qui peuvent avoir un effet limité dans le temps. Ainsi, n’est-il pas rare que l’entreprise se sépare ou déplace l’un des protagonistes, qu’un nouveau manager soit nommé, mais que pour autant les mêmes problématiques relationnelles reviennent, inlassablement avec des scénarios identiques. Nous pourrions prendre l’analogie avec un Fantôme Organisationnel, revenant pour indiquer des besoins systémiques encore insatisfaits.

Travailler uniquement au niveau de l’individu n’aide pas car ces situations ne sont que le symptôme d’un système en déséquilibre. Rien n’empêche de travailler au niveau individuel, mais si l’intervention prend également en compte le niveau collectif. Il est nécessaire de comprendre les forces cachées gouvernant ces symptômes, d’en avoir une vision globale. Toute relation est saine si elle respecte trois fondamentaux : le temps, la place, la justice.  Ces principes sont universaux et servent de piliers favorisant l’intégrité d’un système relationnel.

Lorsque ces fondamentaux ne sont pas respectés, alors un conflit peut naître, visant à forcer les protagonistes de cette relation à rééquilibrer ces principes. Ce conflit est la source des dettes psychologiques.

Une dette psychologique est un marqueur psycho-affectif d’un manquement à l’un des 3 fondamentaux systémique de la relation : le temps, la place, la justice. Cette dette a tendance à augmenter tant qu’elle n’est pas reconnue et travaillée,  entrainant  blessures émotionnelles, violences et ressentiments.  

L’intervention doit faciliter ce retour à la normale, notamment en faisant en sorte que ces dettes psychologiques soient conscientisées, reconnues et travaillées. Il est essentiel de pouvoir dire les choses telles quelles sont, sans jugement ni orientation biaisée. Ce travail, en ouverture de conscience permet de passer à l’étape de la réparation de cette dette, au rééquilibrage du système.  



Le temps :

La relation est soumise à un principe de temporalité, impliquant qu’il est nécessaire de respecter le passé. Ainsi de nombreux conflits ont pour origine l’oubli de cette chaine du temps dans la relation. Par exemple, lors d’un conflit dans un comité de direction, la résistance affichée de certain membres au nouveau DG avait pour origine la non reconnaissance de l’ancienneté dans le comité de direction.  Pareillement, pour le conflit entre 2 personnes, cheffes de projets. Le point principal portait sur le non respect de l’âge et de l’ancienneté dans le métier.  Concernant les fusions-acquisitions, les conflits se basent fréquemment sur la non reconnaissance de l’histoire de l’entreprise absorbée mais également sur l’ordre temporel de création des 2 entreprises.  Il circule alors une sorte de Fantôme émotionnel collectif.

Fantôme : lorsque le passé n’a pas pu être célébré et le chagrin exprimé, la charge émotionnelle négative continue d’être là, structure inconsciemment la dynamique présente du groupe (focalisation sur le passé et sur la liquidation de la dette) qui ne peut se projeter sur le futur avec une approche positive et orientée solution.

Un conflit ou un mal-être peuvent également naître lorsqu’une partie de l’histoire ne peut être dite, par exemple dans le cadre d’un secret.  Ainsi cette personne qui souffre car étant au courant de la relation extraconjugale qu’a entretenu il y a 10 ans, le PDG avec une responsable de développement et qui a marqué la structuration de l’organisation du travail.

Lorsqu’une relation est saine,  l’histoire est respectée et reconnue, qu’elle soit bonne ou mauvaise.

Ainsi dans un système une personne qui vient d’arriver, spécialement en position d’autorité, doit respecter ce passé, en particulier les personnes la précédant, et leurs contributions. Le présent et le futur se construisent sur un passé.  De nombreux leaders échouent de ne pas avoir respecté ce principe.  Il existe dans les organisations des mythes fondateurs, qu’il est nécessaire de connaître.

Mythe fondateur : système de croyances structurant l’identité d’un collectif et auquel tout nouveau membre doit adhérer (ou faire croire d’adhérer) pour éviter l’exclusion. Le mythe fondateur de la « belle période » est le plus fréquent.  Il se construit sur l’ancrage historique du collectif de travail de « pionniers » ayant « engendré » l’organisation et garants des valeurs du collectif dans un système égalitaire indifférencié. Le mythe est un discours agissant sur l’imaginaire du collectif.

Aucun mythe fondateur ne peut être complétement supprimé dans une organisation, sauf à mettre en difficulté l’imaginaire collectif. Un mythe organisationnel a pour fonction de structurer le sens de l’action et l’organisation sociale du système. Lorsqu’un nouveau dirigeant veut « bousculer » l’organisation, il doit aussi prendre en compte cette limite possible du changement ou avoir conscientisé qu’en allant au delà, il vise la destruction « symbolique » de l’organisation.  



La place :

Dans un système chacun a une place définie, c’est ce qui fait que l’on peut savoir si nous sommes utiles (reconnaissance de sa contribution) et désirables socialement (statut social).  Ces 2 informations sont très importantes pour les personnes car elles permettent de ce situer socialement et de donner du sens à son existence.  Pour qu’un système fonctionne, chacun doit pouvoir trouver sa place de manière différenciée et respectueuse de ses contributions.

Il peut y avoir une réelle difficulté dans certains systèmes à trouver sa place, et ceci pour un souci d’individuation organisationnelle.

Individuation : fonctionnement collectif permettant la différenciation de ses membres ou au contraire l’obligation de se conformer. Un extrême sur ce continuum va entraîner des difficultés fortes pour le bien-être et le collectif :




Efficacité
Bien-être



Différenciation exagérée
Pas de synergie des efforts et problèmes structurels de coordination du travail
Sentiment de ne pas appartenir à un groupe mais à un agrégat de personnes pouvant être en rivalité. Difficulté à définir une identité à travers le collectif



Conformisme rigide
Routines de travail refusant de s’adapter aux changements de l’environnement ou à intégrer les nouveautés extérieures
Tension de ne pas pouvoir exprimer les différentes facettes de sa personnalités et de ne pouvoir évoluer en fonction de son propre vécu. Peur régulière d’être exclu par le groupe

Notamment en raison de dysfonctionnements organisationnels,  il peut exister des glissements de rôle entraînant un travail invisible menant à des dettes psychologiques de mérites cachés.

Glissement de rôle : lorsqu’une personne commence à faire ce que quelqu’un d’autre devrait faire, ce qui force ce dernier à trouver d’autres rôles pour exister. Le flou dans la définition des fiches de postes peut faciliter ce processus et entrainer un décalage de plus en plus important entre prescrit et réel. Cette situation risque de conduire à une responsabilisation invisible pour certains acteurs, augmentant les problèmes de surcharge devenant toxique par la dette de reconnaissance. Cette situation peut également entraîner un ressenti de disqualification (il fait à ma place car je ne sais pas faire) chez certains, ce qui favorise aussi une dette de reconnaissance.

Il existe également un impératif pour une personne d’accepter sa place. Ainsi un leader qui n’accepte pas sa place de leaders peut poser une difficulté au collectif. Cela peut être le cas lorsque se rôle de leader semble imposer plus que voulu, notamment sous forme de Persona.

La Persona désigne le masque porté dans l’antiquité pour jouer au théâtre, afin de donner l’apparence du personnage mais également pour amplifier la voix de l’acteur.  Pour Jung, la Persona est un personnage prédéfini qui permet à la personne de s’adapter à des rôles sociaux. Une sur-identification à ce masque social peut entrainer la construction d’une personnalité en faux self (Winnicott) qui veut plaire aux besoins des autres mais qui empêche de savoir et d’exprimer qu’il l’on est réellement.

Pierre est un cadre « exécutif » d’un grand groupe. Il vient d’une famille d’ingénieurs de très grandes écoles qui ont souvent un parcours professionnel de « patron ». Après une période difficile sur le plan du corps (un cancer), Pierre commence également à sentir que le cœur n’y est plus, non pour le contenu de son travail, mais dans sa position de leader. Ce Personnage lui est depuis longtemps imposée par les autres (sa famille, l’entreprise) alors qu’il souhaiterait être et vivre la relation autrement…mais à quelle place, comment ? Un matin, il n’arrive plus à se lever du lit, complétement bloqué dans son énergie vitale. Au cours d’un travail en coaching de groupe, nous découvrons qu’en fait il ne souhaite plus être en position de leader. Nous débriefons en individuel et commençons un travail en face à face.


La justice :

Chacun d’entre nous est particulièrement sensible aux signaux de reconnaissance que nous recevons et interprétons dans nos 2 systèmes les plus importants, la famille et au travail. La reconnaissance a pour fonction principale de réduire l’insécurité ontologique, c’est-à-dire ressentir que nous sommes utiles et désirables et donc que notre existence a du sens. Notre existence dépend de la qualité de notre insertion dans nos différents systèmes relationnels. Pour répondre à la question « pourquoi je vis ? », nous nous posons principalement la question « pour qui je vis ? ».

Dans un contexte général où les grands systèmes de sens ont disparu, notamment avec l’affaiblissement de la foi en Dieu et la patrie (« terre des pères » en latin) ; la famille et surtout l’entreprise deviennent des lieux « d’épanouissement » piliers de notre sécurité ontologique. 

Dans le milieu professionnel, nous sommes sensibles à 3 signaux de reconnaissance :
  • Symbolique : communiquer publiquement les efforts et résultats du travail (les mérites)
  • De carrière : obtenir une promotion désirée pour récompense de son mérite au travail. Progresser dans ses compétences
  • Financière : obtenir une rémunération équitable à travail et résultats égaux (comparaison sociale)



Lorsque ces signaux de reconnaissance ne sont pas satisfaits, la personne va générer des dettes psychologiques, dites de reconnaissance. Ces dettes peuvent être d’autant plus fortes qu’elles renvoient à des dettes psychologiques vécues dans son système familial passé ou présent.

Dette de reconnaissance professionnelle : L’individu s’attend à ce que l’autre (une personne, un groupe, une entité) puisse reconnaître, à travers les 3 dimensions de la reconnaissance, les efforts et souffrances, mérites nécessaires pour que le travail se fasse. Plus la personne ressent un manque de reconnaissance, plus le ressenti de dette augmente. L’impossibilité de son expression entraînera des effets psychologiques (stress aigu puis crise d’angoisse, burnout, dépression,…) ou physiques (troubles alimentaires, gastriques, fragilisation du corps face au cancer, problèmes de dos,…). Le manager dans son rôle de représentant de l’organisation est sensé connaître et faire en sorte de rembourser cette dette ou tout du moins en permettre l’expression.

La légitimité d’un leader dépend en grande partie de sa connaissance et sa reconnaissance de ces différentes dettes. Il devra en connaître ce  grand livre de la justice (Boszormenyi-Nagy), souvent implicite mais agissant.


Leadership[1] :

Le leader qui veut gagner en légitimité dans un collectif de travail doit respecter dans son action ces 3 principes du temps, de  place et de justice. Ce style de leadership contextuel s’oppose à un style « héroïque » présumant qu’une personne ou un petit groupe de personnes sont assez puissants pour faire changer un système, quitte à ne pas en respecter la cohérence. Un changement n’apparaît que s’il est réellement nécessaire à la survie d’un système. Le coaching contextuel intégratif vise à aider le leader à comprendre et intégrer dans son propre système personnel, le système organisationnel qu’il doit servir.  Il y a donc une différence entre un coaching orienté sur « ce qui devrait être en théorie », et  un coaching orienté sur « ce qui est nécessaire», c’est à dire basé sur la vérité et l’authenticité de l’ici et maintenant. L’intervention contextuelle vise à favoriser la conscience des leaders dans les conditions collectives et individuelles qui les traversent et agissent sur l’organisation.

Le paradoxe d’un leader, notamment en situation de transformation est qu’il doit tout autant amplifier les changements nécessaires que reconnaître le passé, et ce faisant dans un cadre fort de justice sociale. Un véritable leader n’est pas dans la domination mais dans le service d’un collectif. Lorsqu’il n’arrive pas à être le garant d’un système sain, il peut alors être placé en situation de bouc émissaire, passant de « sauveur » à « bourreau »

M. Frank est Directeur Général de Touvabien, entreprise spécialisée dans la fabrication de pièces détachées pour l’aviation. Lorsqu’il est nommé en 2007, l’entreprise se porte bien et le problème principal à gérer est celui de la surcharge de travail. Malheureusement, la crise de 2008 a fragilisé le marché de l’entreprise et M. Frank doit prendre des dispositions draconiennes pour éviter que l’entreprise ne périclite : réduction des dépenses générales, réduction du personnel intérimaire, gel des embauches, arrêt des investissements.  Le climat social se dégrade et une grève éclate. Il est vrai que M. Frank est bien seul au sein de son codir pour gérer la situation et qu’assez souvent le management intermédiaire n’est pas à la hauteur. En période de forte charge, le recrutement des managers n’a pas toujours été rigoureux et surtout personne n’a géré la situation des salariés posant des difficultés de performance. La paix sociale a été achetée.
Dans ce contexte, M. Frank cristallise tous les mécontentements. Il se retrouve seul au front et les autres dirigeants, s’ils semblent le soutenir en surface, entendent bien profiter de cette situation pour se protéger. Les managers de proximité  se positionnent de plus en plus comme simples collaborateurs et n’incitent pas à suivre les directives de l’entreprise. Cette situation entraîne une forte perte d’efficacité interne et marginalise les personnels de bonne intention. Afin que la crise ne perdure, l’actionnaire principal de l’entreprise décide de se séparer de M. Frank.


Quelles conséquences ?

Lorsque ces dettes n’ont pas pu être reconnues, elles sont exprimées au niveau individuel sous formes de symptômes psychosomatiques, comportementaux ou  psychologiques. Elles s’inscrivent progressivement dans le corps et le psychisme comme blessure émotionnelle. La plus évoquée aujourd’hui est celle du burnout que nous pouvons définir comme un investissement émotionnel maintenu trop longtemps à niveau très important dans un contexte « toxique » n’apportant pas de reconnaissance.  Ce contexte entraîne des dettes psychologiques, induisant des ruminations mentales intenses, pourvoyeuses d’émotions négatives continues. Il en résulte une saturation du système émotionnel limbique pouvant favoriser une perte d’énergie physique, d’intérêt pour le travail et d’empathie.

Elles peuvent également être exprimées de manière collective à travers une dynamique paranoïaque de groupe, cette tendance d’un collectif à chercher un bouc émissaire afin de réguler les dettes psychologiques de ses membres et ainsi d’assurer la cohésion de groupe à travers l’illusion d’égalité.  Cette dynamique peut être manipulée par un « leader implicite » cherchant à l’utiliser pour être perçu comme sauveur et ainsi se légitimer comme chef du groupe lorsqu’il n’a pas la possibilité d’avoir le Pouvoir.  

Leadership « implicite » : personne n’ayant pas officiellement le pouvoir (ex : statut de manager) mais pouvant l’obtenir par influence et/ou mise en place d’un système implicite d’appropriation-distribution de ressources (pouvoir), souvent en utilisant la technique de perversion (faire faire à l’autre une action non éthique qui l’oblige par la suite à garder le secret) et/ou en s’appropriant la responsabilité du grand livre de la justice. L’influence du leadership « implicite » vient du fait qu’il se définit comme « sauveur » (triangle dramatique) contre le pouvoir officiel qui chercherait à « nuire » au collectif de travail (dynamique paranoïaque de groupe) par la non reconnaissance des dettes psychologiques.


Quel type d’intervention ?

Les 5 principes de base sont les suivant :

  1. La qualité des relations qu’entretient un individu avec son entourage correspond au facteur principal qui détermine sa santé et sa réussite
  2. Respect, justice, bienveillance et coopération sont les quatre piliers d’un collectif efficace, favorisant le fonctionnement optimal des personnes et des organisations
  3. La dynamique relationnelle d’un individu avec son entourage dépend des perceptions de chacun quant aux sentiments de dette psychologique et de don de soi
  4. Une intervention suivant une approche contextuelle intégrative a pour objectif d’améliorer le système pour augmenter le ressenti de justice et réguler les dettes psychologiques
  5. Pour y arriver, l’intervenant doit conserver autant que faire ce peux, un positionnement équidistant avec l’ensemble des parties prenantes


Le premier niveau de l’intervention doit permettre de servir la vérité sur le contexte actuel du système. Dire, comprendre et vivre ce qui est dans l’ici et maintenant.  Ce travail doit permettre de reconnaître les dettes psychologiques, les souffrances ressenties et circulant dans le système.

Il est parfois nécessaire à ce stade de l’intervention de travailler sur la réconciliation et le pardon. Ce travail s’effectue à travers 2 niveaux d’analyse :

  • diachronique (historique d’un système) : comprendre l’historique y compris au niveau des dettes et loyautés, secrets, mythes fondateurs et répétitions de crises, ayant conduit au système actuel


  • synchronique (état d’un système à un instant donné) : comprendre le fonctionnent actuel du système : quels éléments, dans quelles interactions, pour quels effets, quelles boucles de récurrence maintiennent-elles le système ?



suivant la situation, l’intervenant peut travailler avec différentes techniques :

  • faire reconnaître les dettes légitimes et fournir les réparations suffisantes, symboliques ou matérielles
  • aider à identifier et réguler les problématiques organisationnelles pouvant être à l’origine de ces dettes psychologiques
  • prendre en charge les personnes en souffrance
  • accompagner les dirigeants pour les aider à mieux appréhender le système et se légitimer
  • aider les acteurs à réguler des dynamiques paranoïaques de groupe et gérer les leaders implicites en légitimité destructrice
Lorsque ce travail est effectué, le deuxième niveau d’intervention est de permettre au collectif de travailler vers des solutions de futur, sur un mode de fonctionnement acceptable pour chacun.


Matthieu Poirot

Expert en qualité de vie au travail, leadership et développement organisationnel 

Expert in Quality of Life at Work, Leadership and Organizational Development 

pour me suivre sur Youtube,  Facebook et sur Twitter 



©Matthieu Poirot,2007-2027. 











[1] Pour pouvoir être dans un principe d’un leadership à légitimité constructive, il faut pouvoir soigner ses blessures émotionnelles, travailler sur la reconnaissance, être au clair sur sa Persona et son Ombre.

Leadership Explicite : légitimité + pouvoir.
Leadership Implicite : légitimité mais pas le pouvoir

Aucun commentaire: