jeudi 11 décembre 2025

Restructurations : comment préserver l'âme de l'organisation face au choc du changement

 « Le passé ne compte plus, nous devons tous nous tourner vers l'avenir. »

Cette phrase, prononcée avec les meilleures intentions lors de l'annonce d'une restructuration, peut paradoxalement amplifier les traumatismes qu'elle cherche à apaiser. Car une restructuration, loin d'être un simple événement organisationnel ou économique, constitue un choc psychologique profond qui vient rompre ce que l'on appelle le « contrat psychologique » : cette part d'engagement émotionnel par laquelle chaque salarié met une partie de lui-même dans l'organisation pour s'y sentir utile, reconnu, légitime et désirable.

Dans les organisations à culture « familiale », où la loyauté est historiquement plus valorisée que la performance brute, l'annonce d'un Plan de Sauvegarde de l'Emploi (PSE) est vécue comme une trahison. Elle génère ce que je nomme des « dettes psychologiques » durables : des blessures relationnelles qui contaminent durablement les dynamiques collectives. L'enjeu n'est donc pas uniquement juridique ou économique. Il touche à l'identité même de l'organisation, à ce que l'on pourrait appeler son « âme » : ses valeurs, son histoire, ce qui rend les collaborateurs fiers d'y travailler.

La mécanique de l'insécurité : comprendre pour anticiper

En situation d'insécurité, plusieurs dynamiques psychologiques apparaissent de manière quasi systématique. La première est ce que l'on appelle la « dynamique paranoïaque de groupe » : face à l'incertitude, le besoin de donner du sens aux événements pousse à rechercher un coupable, alimentant la naissance de rumeurs et la désignation de boucs émissaires. Cette rumeur devient rapidement plus puissante que la communication officielle, car elle redonne un sentiment illusoire de contrôle aux salariés.

Plus l'insécurité augmente, plus les comportements s'exacerbent : rigidité des postures, repli sur soi, agressivité défensive ou retrait psychique. Le présentéisme, souvent sous-estimé, devient alors plus coûteux que l'absentéisme : les collaborateurs sont physiquement présents mais psychiquement absents, générant fatigue, désengagement masqué et perte d'efficacité. Dans certains cas, des décompensations psychiques peuvent survenir chez les personnes les plus fragilisées par l'annonce.

Un principe fondamental s'impose : pour se projeter dans l'avenir, il est indispensable de respecter et d'honorer le passé. Dire que « le passé ne compte plus » est une erreur majeure qui aggrave les traumatismes. Une organisation ne se transforme durablement que si elle reconnaît ce qui a été vécu, construit, investi par ses collaborateurs. Cette reconnaissance n'est pas un frein au changement : elle en est la condition.

Managers de proximité : la ligne de front psychologique

Les managers de proximité se trouvent en double contrainte permanente : ils doivent à la fois porter les exigences opérationnelles de l'organisation et accompagner humainement les tensions émotionnelles de leurs équipes. Leur pouvoir réel, dans ces moments de crise, ne repose pas sur leur autorité hiérarchique mais sur leur capacité à accompagner humainement.

Il est donc indispensable de leur fournir des outils concrets, un accompagnement collectif dédié et des espaces pour déposer leurs propres tensions. Les managers ne sont pas des superhéros : ils sont eux aussi impactés par la transformation et ont besoin d'être soutenus pour pouvoir soutenir à leur tour. L'accompagnement des managers doit être prioritaire dans tout dispositif de gestion du changement.

Les premières 48 heures : un plan resserré indispensable

À partir du jour suivant l'annonce, il est crucial d'avoir un plan d'accompagnement resserré sur les dix jours suivants. Ce plan doit impliquer les managers, les RH de proximité et les directions de sites dans une dynamique coordonnée. L'objectif est de créer des espaces de parole réguliers, non centrés uniquement sur l'opérationnel, mais permettant de nommer ce qui est en train de bouger.

Il est également recommandé de présenter plusieurs hypothèses de travail au conditionnel (scénario « dur », « intermédiaire », « léger ») afin de redonner un minimum de lisibilité. L'incertitude totale est psychologiquement insupportable : donner des fourchettes, même larges, permet aux collaborateurs de se projeter et de retrouver une part de contrôle cognitif.

Soutien psychologique : du terrain, pas du catalogue

L'accompagnement psychologique doit être incarné, identifié et présent sur site. Les dispositifs à distance ou génériques ne fonctionnent pas dans ces situations. Il faut des professionnels qui connaissent le contexte, qui sont en lien avec les acteurs locaux, et qui proposent un volume raisonnable d'accompagnement (environ six séances maximum par personne).

Des permanences régulières sur les sites, des espaces de prise de recul individuels et collectifs, ainsi que des temps d'alignement permettent de maintenir le lien et d'éviter ce que l'on appelle la « déliaison » : cette rupture progressive des liens sociaux qui détruit l'intelligence collective. Un comité de suivi des risques psychosociaux, avec des indicateurs terrain, doit être mis en place dès le début du processus.

Prendre soin du Comité Exécutif

Le Comex est lui aussi une population exposée : charge émotionnelle, responsabilités lourdes, risque d'isolement. Il est indispensable de prévoir des espaces de régulation pour cette équipe dirigeante, du coaching individuel si nécessaire, des temps de recul collectif et un accompagnement psychologique le cas échéant. Un Comex qui craque fragilise l'ensemble de l'organisation.

Attention également aux leaders implicites : ces collaborateurs sans titre hiérarchique mais qui exercent une influence considérable dans l'organisation. Ils peuvent devenir des relais constructifs ou, au contraire, cristalliser une opposition qui paralysera la transformation. Les identifier et les impliquer est un levier stratégique majeur.

Rituels collectifs et intelligence collective

La mise en place de rituels collectifs réguliers (trente minutes par semaine, par exemple) permet de maintenir le lien et de soutenir l'intelligence collective. Ces rituels ne doivent pas être uniquement opérationnels : ils doivent aussi créer des espaces où l'on peut parler du travail, du vécu, et pas seulement de l'organisation.

L'objectif est de préserver ce qui rend l'organisation unique : sa culture, son identité, ce qui fait que les collaborateurs continuent d'y croire. Une transformation réussie n'est pas celle qui va le plus vite, mais celle qui conserve l'intégrité du système tout en le faisant évoluer.

Conclusion : la dimension humaine n'est pas un luxe

Un PSE n'est jamais neutre. Il touche au sens, à l'identité, à la sécurité psychique des individus et au socle même de l'organisation. La réussite du projet ne dépendra pas uniquement de sa solidité juridique ou économique, mais de la capacité collective à reconnaître la dimension humaine du choc, préserver l'âme du groupe, soutenir les managers, maintenir des espaces de parole et accompagner les fragilités sans les nier.

Dans un monde où les transformations s'accélèrent, cette dimension humaine n'est pas un frein à la performance : elle en est la condition. Les organisations qui négligent cet aspect paient le prix fort pendant des années, sous forme d'absentéisme, de turnover, de conflits chroniques et de perte d'engagement. Celles qui investissent dans l'accompagnement psychosocial sortent plus fortes de l'épreuve, avec des équipes soudées et une culture renforcée.

La transformation organisationnelle est avant tout une transformation humaine. Cessons de penser que l'on peut changer les structures sans prendre soin des personnes qui les habitent.


Matthieu Poirot,

 

Pour nous contacter : matthieu.poirot@midori-consulting.com

 


Matthieu Poirot est psychologue et docteur en sciences de gestion, fondateur de Midori Consulting. Il intervient depuis vingt ans auprès d'organisations confrontées à des situations psychosociales complexes, en combinant expertise psychologique, approche systémique et organisationnelle.

Midori Consulting est un cabinet expert reconnu comme incontournable en prévention et régulation des tensions psychosociales complexes au travail, en France et à l’international. + 20 années d’expériences, 18 secteurs d’activité, + de 200 organisations dans 15 pays. 

 

 



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