Les directions confrontées à des crises psychosociales se trouvent souvent dans une impasse paradoxale : elles sont à la fois partie prenante du système en tension et garantes de sa régulation. Dans ce contexte, la médiation institutionnelle représente un levier stratégique encore insuffisamment mobilisé, capable de restaurer la capacité dialogique d'une organisation tout en préservant sa légitimité décisionnelle.
Comprendre la spécificité de la médiation institutionnelle
À la différence de la médiation interpersonnelle, qui vise la résolution d'un conflit entre personnes, la médiation institutionnelle intervient sur la relation entre un collectif et son système de gouvernance. Elle ne cherche pas à départager des torts individuels, mais à rétablir les conditions d'un fonctionnement organisationnel viable lorsque la confiance s'est érodée au point de compromettre la capacité d'action collective.
Edgar Schein soulignait que les crises organisationnelles révèlent toujours une dimension culturelle profonde : ce qui se joue dépasse les griefs explicites pour toucher aux contrats psychologiques implicites, aux attentes de réciprocité et aux questions de légitimité. La médiation institutionnelle intervient précisément sur ces registres invisibles mais structurants.
Anatomie d'une crise : quand le non-dit devient toxique
Prenons l'exemple d'une organisation professionnelle de taille moyenne, structure interprofessionnelle regroupant plusieurs métiers historiquement autonomes. Au fil d'une dizaine d'années, des transformations stratégiques successives ont profondément modifié l'équilibre des pouvoirs internes : centralisation accrue, reconfigurations d'équipes, évolutions de périmètres, départs non remplacés. En surface, l'organisation fonctionne. Mais sous la ligne de flottaison, une tension sourde s'accumule.
Un cadre dirigeant, figure d'autorité respectée mais dont le style managérial suscite des questionnements, cristallise progressivement l'essentiel des frustrations. On lui reproche un mode de fonctionnement unilatéral, une communication verticale, un manque de reconnaissance du travail accompli. Mais ces reproches restent confinés aux couloirs, aux conversations informelles, aux non-dits organisationnels. La gouvernance, concentrée sur les enjeux stratégiques externes, ne mesure pas l'ampleur de la dégradation du climat social.
Lorsque la situation éclate – souvent à l'occasion d'un événement déclencheur qui sert de révélateur – la direction découvre avec stupéfaction l'existence d'une souffrance collective qu'elle n'avait pas anticipée. Plusieurs collaborateurs sont en arrêt, d'autres envisagent un départ, certains ont alerté les instances représentatives du personnel. Le système est entré en crise ouverte.
Face à cette situation, la direction se trouve devant un choix structurant : traiter le problème comme une affaire de personnes (sanction, mutation, restructuration), ou comme un symptôme systémique appelant une régulation d'une autre nature. C'est dans ce second cas que la médiation institutionnelle trouve sa pleine pertinence.
Les conditions d'efficacité : équidistance et mandat clair
L'efficacité de la médiation institutionnelle repose sur deux piliers non négociables. Le premier est l'équidistance du médiateur : celui-ci ne peut être perçu comme un représentant de la direction, même s'il est mandaté par elle. Cette position tierce est ce qui autorise la parole des acteurs les plus en retrait et permet l'émergence de vérités organisationnelles autrement enfouies.
Dans le cas évoqué, la direction fait appel à un intervenant externe spécialisé en régulation des crises organisationnelles. Le mandat est clair : comprendre les dynamiques à l'œuvre, donner la parole à l'ensemble des parties prenantes, identifier les leviers de sortie de crise. Mais le cadre est également explicite : il ne s'agit ni d'une enquête disciplinaire, ni d'un audit RH classique. Les entretiens sont confidentiels, les propos recueillis ne seront pas attribués nominativement, et l'objectif n'est pas de désigner des coupables mais de comprendre un système.
Le second pilier concerne la clarté du mandat. Une médiation institutionnelle n'est pas une enquête déguisée ni une délégation de responsabilité. Elle suppose que la direction accepte d'entendre ce qui émergera du processus sans en contrôler a priori les conclusions, tout en conservant sa prérogative décisionnelle sur les suites à donner.
Chris Argyris parlait de "double boucle d'apprentissage" : la médiation institutionnelle crée cet espace rare où l'organisation peut questionner non seulement ses pratiques, mais les présupposés qui les fondent.
Le processus : de l'expression à la reconstruction
Une médiation institutionnelle efficace s'articule généralement en trois temps distincts.
Le premier temps, souvent le plus long, consiste à créer les conditions d'une expression authentique. Dans notre exemple, l'intervenant conduit une vingtaine d'entretiens individuels approfondis, croisant les regards de l'équipe concernée, de la direction, des pairs, des partenaires internes. Ce qui émerge dépasse largement le conflit de personnes apparent : on découvre des zones grises dans la répartition des responsabilités, des décisions stratégiques mal comprises ou vécues comme imposées, un sentiment généralisé de perte de sens, une accumulation de petites humiliations quotidiennes non traitées, et surtout une défaillance des instances de régulation collective.
Cette phase ne vise pas la catharsis émotionnelle mais la reconnaissance factuelle des vécus. Lorsqu'une personne se sent réellement entendue dans sa réalité professionnelle, sans jugement ni minimisation, quelque chose de l'ordre de la dignité est restauré, ce qui constitue un préalable indispensable à toute reconstruction.
Le deuxième temps porte sur l'identification des dysfonctionnements systémiques. L'analyse révèle que la crise n'est pas imputable à la seule personnalité du cadre incriminé, mais à une série de facteurs organisationnels convergents : absence d'espaces de régulation collective formalisés, gouvernance insuffisamment attentive aux signaux faibles, culture historique du consensus qui empêche l'expression des désaccords, transformations successives jamais véritablement accompagnées ni explicitées dans leurs implications humaines.
Amy Edmondson a montré que la sécurité psychologique d'une équipe dépend largement de sa capacité à nommer et traiter ces zones de dysfonctionnement sans recourir à la culpabilisation individuelle.
Le troisième temps concerne la co-construction de solutions viables. Dans ce cas précis, la médiation aboutit à une série de recommandations stratifiées : à court terme, des ajustements immédiats du mode de fonctionnement et une clarification des rôles ; à moyen terme, la mise en place d'instances de régulation et d'espaces de dialogue structurés ; à long terme, un travail sur la culture managériale et les modes de décision collective. Le cadre concerné bénéficie d'un accompagnement en coaching pour faire évoluer certaines pratiques, mais sans que cela soit vécu comme une sanction déguisée.
L'essentiel est que ces propositions soient perçues comme légitimes par ceux qui auront à les mettre en œuvre, et qu'elles s'inscrivent dans une logique de développement organisationnel plutôt que de simple gestion de crise.
Les écueils à éviter
Plusieurs pièges menacent l'efficacité d'une médiation institutionnelle. Le premier consiste à confondre médiation et enquête administrative. Si la médiation peut nourrir une investigation formelle, elle n'en a ni la logique ni les effets. Mélanger les deux registres détruit la confiance nécessaire au processus médiatif.
Le deuxième écueil réside dans la tentation d'instrumentaliser la médiation pour valider une décision déjà prise. Les acteurs organisationnels détectent rapidement cette manipulation, qui produit un effet inverse à celui recherché : elle approfondit la défiance et légitime le retrait.
Le troisième piège concerne le timing. Une médiation trop précoce risque de minimiser la gravité de la situation ; trop tardive, elle intervient quand les positions sont cristallisées et que la capacité dialogique s'est effondrée. Dans l'exemple évoqué, l'intervention arrive au bon moment : la crise est déclarée, mais les acteurs conservent encore une capacité à se projeter dans un avenir commun. Quelques mois plus tard, avec des procédures juridiques enclenchées ou des départs consommés, la fenêtre d'opportunité aurait été refermée.
L'enjeu de gouvernance : assumer la responsabilité sans se défausser
Pour une direction, recourir à la médiation institutionnelle suppose d'accepter une forme de vulnérabilité. Elle reconnaît implicitement que le système qu'elle pilote produit des effets délétères, et qu'elle ne dispose pas seule des clés pour les résoudre. Cette humilité institutionnelle, loin d'être un aveu de faiblesse, témoigne d'une maturité de gouvernance.
Manfred Kets de Vries a amplement documenté les mécanismes de défense des organisations : déni, projection, rationalisation. La médiation institutionnelle offre une alternative à ces stratégies d'évitement en créant un cadre où la réalité peut être regardée sans être immédiatement transformée en crise de légitimité pour les dirigeants.
Dans le cas présenté, la gouvernance fait preuve de cette maturité en acceptant de s'interroger sur sa propre contribution au problème : comment a-t-elle pu passer à côté des signaux ? Quels mécanismes institutionnels ont permis l'accumulation silencieuse des tensions ? Comment restaurer sa capacité d'écoute ? Cette auto-réflexion, loin de fragiliser l'autorité, la renforce en la rendant plus crédible.
Cela suppose toutefois que la direction s'engage effectivement dans les suites du processus. Une médiation qui aboutit à un rapport sans effets concrets renforce le cynisme organisationnel et crée une dette de confiance supplémentaire. L'engagement sur la méthode implique l'engagement sur le traitement des conclusions.
Médiation et transformation : créer les conditions d'un nouveau contrat organisationnel
Au-delà de la résolution de crise, la médiation institutionnelle bien menée peut devenir un levier de transformation culturelle. Elle instaure une référence collective : celle d'un moment où la parole a pu circuler autrement, où la complexité a été accueillie plutôt que simplifiée, où les acteurs ont été traités comme des sujets pensants et non comme des variables à ajuster.
Six mois après l'intervention, l'organisation de notre exemple a installé des rituels de régulation collective, formalisé des espaces de dialogue mensuels, clarifié les processus de décision, et surtout créé un référent indépendant vers lequel les collaborateurs peuvent se tourner en cas de difficulté. La crise n'est pas effacée de la mémoire collective, mais elle est devenue une étape d'apprentissage plutôt qu'un traumatisme refoulé.
Cette expérience crée un précédent qui peut nourrir de nouvelles pratiques. La médiation devient alors non pas un outil de gestion de crise, mais un élément d'une gouvernance mature, capable d'auto-régulation.
Karl Weick parlait de "sensemaking" : la capacité collective à donner du sens aux événements organisationnels. La médiation institutionnelle est fondamentalement un processus de reconstruction de sens partagé, là où la crise avait produit fragmentation et incompréhension mutuelle.
Conclusion : une responsabilité de gouvernance
Mobiliser la médiation institutionnelle lors d'une crise psychosociale relève d'un choix de gouvernance qui engage la conception même du rôle de direction. Il suppose de considérer que l'intelligence collective n'est pas une menace pour l'autorité, mais sa condition de légitimité. Que la reconnaissance des dysfonctionnements n'affaiblit pas l'institution, mais la renforce dans sa capacité d'apprentissage. Que la parole des acteurs n'est pas un risque à contenir, mais une ressource à mobiliser.
Dans un contexte où les crises psychosociales se multiplient et où les modes traditionnels de régulation montrent leurs limites, la médiation institutionnelle représente une voie exigeante mais féconde. Elle demande du temps, de l'humilité et du courage managérial. En retour, elle offre la possibilité de transformer une crise en opportunité d'évolution, et de restaurer ce qui constitue le cœur de toute organisation viable : la capacité à faire ensemble, dans la reconnaissance mutuelle et la clarté des rôles.
Matthieu Poirot,
Pour nous contacter : matthieu.poirot@midori-consulting.com
Matthieu Poirot est psychologue et docteur en sciences de gestion, fondateur de Midori Consulting. Il intervient depuis vingt ans auprès d'organisations confrontées à des situations psychosociales complexes, en combinant expertise psychologique, approche systémique et organisationnelle.
Midori Consulting est un cabinet expert reconnu comme incontournable en prévention et régulation des tensions psychosociales complexes au travail, en France et à l’international. + 20 années d’expériences, 18 secteurs d’activité, + de 200 organisations dans 15 pays.



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