Dans le champ des sciences humaines appliquées au monde professionnel, deux disciplines se côtoient souvent sans que leurs spécificités ne soient clairement établies : la psychologie du travail et la psychologie des organisations. Si elles partagent un même terrain d'étude – l'entreprise et ses acteurs –, elles se distinguent par leurs objets, leurs méthodes et leurs finalités. Comprendre cette distinction permet aux dirigeants et aux responsables RH de mieux cibler leurs besoins et d'identifier les expertises pertinentes face aux enjeux qu'ils rencontrent
La psychologie du travail : l'individu au cœur de l'activité
La psychologie du travail s'intéresse prioritairement à la relation entre l'individu et son activité professionnelle. Historiquement ancrée dans l'ergonomie, la psychologie cognitive et la clinique du travail, elle questionne la manière dont les personnes vivent, ressentent et donnent sens à leur travail.
Ses terrains d'investigation portent notamment sur :
1. La charge de travail et les conditions d'exercice – Comment l'organisation des tâches, la pression temporelle, les outils disponibles ou les contraintes physiques affectent-elles la santé et la performance des salariés ?
2. Les risques psychosociaux – Stress, burn-out, harcèlement moral, épuisement professionnel : la psychologie du travail analyse les facteurs individuels et situationnels qui fragilisent ou renforcent la résilience des personnes.
3. Le rapport subjectif au travail – Elle explore ce qui fait qu'un salarié trouve du sens, de la reconnaissance ou au contraire se sent instrumentalisé, invisibilisé, empêché d'agir avec professionnalisme.
4. L'accompagnement individuel – À travers des démarches de soutien psychologique, de coaching ou d'analyse de pratiques, elle vise à restaurer la capacité d'action et le bien-être des personnes.
La psychologie du travail, notamment Francophone, adopte souvent une posture clinique : elle écoute la parole singulière, recueille le vécu, analyse les contradictions vécues par les individus pris dans des systèmes qui les dépassent. Elle s'appuie sur des entretiens approfondis, des observations de terrain, parfois des tests psychométriques, et privilégie une approche qualitative et compréhensive.
La psychologie des organisations : le système comme unité d'analyse
La psychologie des organisations, quant à elle, déplace le regard de l'individu vers le collectif et les dynamiques systémiques. Elle considère l'organisation non comme une simple somme d'individus, mais comme un système vivant, traversé par des cultures, des processus de pouvoir, des héritages historiques et des patterns relationnels.
Ses objets d'étude incluent :
· Les dynamiques collectives – Comment les équipes fonctionnent-elles ? Quelles sont les normes implicites qui régissent les interactions ? Comment émergent la coopération, le conflit, ou au contraire la paralysie collective ?
· La culture et l'identité organisationnelle – Quels mythes fondateurs, quels récits structurent l'organisation ? Comment les valeurs proclamées se traduisent-elles – ou non – dans les pratiques réelles ?
· Les processus de gouvernance et de leadership – Comment les décisions sont-elles prises ? Comment le pouvoir circule-t-il ou se fige-t-il ? Quelle maturité collective l'organisation manifeste-t-elle face à l'incertitude, au conflit, au changement ?
· Les transformations organisationnelles – Fusions, restructurations, changements de modèle : la psychologie des organisations analyse les résistances, les deuils à opérer, les conditions de succès des transitions.
· Les crises systémiques – Harcèlement institutionnalisé, dysfonctionnements graves, perte de confiance généralisée : elle identifie les mécanismes de contamination relationnelle et propose des interventions régulatrices.
La psychologie des organisations mobilise des cadres théoriques issus de la sociologie, de l'anthropologie, de la psychanalyse des groupes (Bion, Anzieu) et du développement organisationnel (Schein, Argyris, Busch). Elle s'appuie sur des diagnostics socio-organisationnels, des audits de climat, des interventions collectives et des démarches de régulation systémique.
Deux niveaux d'intervention, une complémentarité nécessaire
La distinction entre ces deux disciplines n'est pas qu'académique : elle oriente profondément la nature de l'intervention.
Face à un cas de burn-out individuel, la psychologie du travail accompagnera la personne dans la compréhension de son épuisement, l'aidera à identifier les facteurs de vulnérabilité et à retrouver des marges de manœuvre. Mais si plusieurs burn-out surviennent dans un même service, c'est la psychologie des organisations qui interviendra pour analyser ce qui, dans le système managérial, la répartition des rôles ou la culture locale, produit structurellement de l'épuisement.
De même, un conflit interpersonnel peut relever d'une médiation classique (psychologie du travail), mais lorsque ce conflit révèle une guerre de territoires entre directions, une confusion des responsabilités ou un héritage toxique non traité, seule une analyse organisationnelle permettra d'agir à la racine.
Cette complémentarité est essentielle. Traiter uniquement le niveau individuel sans questionner le système conduit à responsabiliser excessivement les personnes et à reproduire les dysfonctionnements. Inversement, analyser uniquement le système sans écouter la souffrance singulière des acteurs peut conduire à des recommandations hors-sol, déconnectées des réalités vécues.
Vers une pratique intégrée : l'approche contextuelle
Les meilleurs praticiens savent naviguer entre ces deux niveaux. Ils écoutent la parole individuelle tout en repérant les patterns systémiques. Ils interviennent sur les personnes tout en transformant les contextes. Ils articulent soutien psychologique et régulation organisationnelle.
C'est précisément ce que vise une approche comme l'Intervention Contextuelle Intégrative (ICI®) : reconnaître que les comportements individuels sont toujours situés dans des contextes organisationnels qui les façonnent, et qu'agir durablement suppose de traiter simultanément les dimensions psychologiques, relationnelles et systémiques.
Dans cette perspective, la question n'est plus de choisir entre psychologie du travail et psychologie des organisations, mais de savoir mobiliser l'une et l'autre selon la nature du problème rencontré :
- Un salarié en détresse nécessite un accompagnement individuel immédiat (psychologie du travail).
- Une équipe paralysée par des conflits récurrents appelle une intervention collective (psychologie des organisations).
- Une organisation traversée par une crise de confiance généralisée requiert un diagnostic socio-organisationnel et une régulation systémique (psychologie des organisations).
- Mais ce diagnostic ne sera jamais complet sans l'écoute fine des vécus individuels qui en révèlent les angles morts (psychologie du travail).
Implications pratiques pour les dirigeants et les DRH
Cette distinction a des conséquences concrètes dans le choix des intervenants et la définition des missions :
Pour un accompagnement individuel (souffrance au travail, reconversion, coaching personnel), privilégier un psychologue du travail ou un clinicien formé aux problématiques professionnelles.
Pour un diagnostic de climat, une régulation d'équipe, un accompagnement de transformation ou une gestion de crise organisationnelle, faire appel à un psychologue des organisations, idéalement doté d'une expertise en développement organisationnel et en intervention systémique.
Pour les situations complexes (crises graves, restructurations traumatiques, dysfonctionnements profonds), opter pour une approche intégrative combinant écoute individuelle et analyse systémique.
Enfin, il importe de ne pas réduire la psychologie des organisations à une simple expertise RH. Elle relève d'une compétence stratégique qui éclaire les mécanismes profonds du fonctionnement collectif, aide à anticiper les risques de désengagement ou de conflictualité, et accompagne les transformations dans leur dimension humaine et culturelle.
Conclusion
La psychologie du travail et la psychologie des organisations ne s'opposent pas : elles se complètent. L'une regarde l'individu dans son rapport à l'activité, l'autre observe le système dans ses dynamiques collectives. L'une soigne, l'autre régule. L'une écoute la singularité, l'autre déchiffre les patterns.
Mais toutes deux partagent une même conviction : les difficultés humaines en entreprise ne sont ni des fatalités ni des défaillances individuelles. Elles sont le produit de configurations organisationnelles qui peuvent être comprises, analysées et transformées. C'est cette compréhension qui permet de passer d'une logique réactive – colmater les problèmes au fur et à mesure – à une logique préventive et développementale : construire des organisations où les personnes peuvent déployer leur professionnalisme, leur créativité et leur engagement dans la durée.
Distinguer ces deux disciplines, c'est se donner les moyens d'agir au bon niveau, avec les bonnes compétences, au bon moment. C'est aussi reconnaître que l'intelligence organisationnelle ne se résume pas à la gestion des talents : elle suppose de comprendre ce qui fait qu'un collectif humain fonctionne, se développe, ou au contraire se fige et se dégrade.
Matthieu Poirot,
Pour nous contacter : matthieu.poirot@midori-consulting.com
Matthieu Poirot est psychologue et docteur en sciences de gestion, fondateur de Midori Consulting. Il intervient depuis vingt ans auprès d'organisations confrontées à des situations psychosociales complexes, en combinant expertise psychologique, approche systémique et organisationnelle.
Midori Consulting est un cabinet expert reconnu comme incontournable en prévention et régulation des tensions psychosociales complexes au travail, en France et à l’international. + 20 années d’expériences, 18 secteurs d’activité, + de 200 organisations dans 15 pays.
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