samedi 19 mai 2007

L'enjeu économique de la qualité de vie au travail

Une vision économique permet de montrer le lien existant entre qualité de vie au travail et développement de l’entreprise. Dans un article de 1999, Bruton et Fairris[1] développent l’idée selon laquelle dans une économie développée, le bien-être des salariés est capital pour maintenir le développement économique.


La question initialement posée dans leur article est la suivante : « does society allocate resource efficiently with regard to the stated demands of workers and employer concerning workeplace conditions ? » (p.6) Les auteurs expliquent que cette question ne peut être traitée avec une vision néoclassique de l’adéquation et ceci pour trois raisons :

1) Une allocation efficiente des ressources peut se passer d’un point de vue moral
2) Cette vision obscurcit le lien existant entre la satisfaction des salariés et la productivité. Dans une société développée, les salariés doivent chercher à améliorer leur productivité, ce qui requiert de la satisfaction et de l’autonomie.
3) Cette vision instaure une focalisation sur les conséquences technologiques et productives pour juger si les conditions de travail sont optimales. Cette focalisation se fait au dépend des notions de sens dans le travail (par exemple, la culture, les normes sociales, les relations,…)

Dans la vision classique de l’économie, il est affirmé que dans une économie développée où le chômage est fort, la création d’emplois reste prioritaire, la qualité de vie au travail étant un luxe. Cette vision est bien souvent partagée par l’ensemble des partenaires sociaux et par l’état. Pourtant deux raisons permettent de rejeter cette affirmation. Premièrement, la qualité du travail dans une économie du savoir devient primordiale car elle seule permet la créativité. En effet, on ne peut attendre d’un salarié d’être créatif, compétent et dynamique si son environnement de travail dégrade sa santé ou son moral (Amabile et al, 2005)[2]. Deuxièmement, cette vision oublie de signaler que l’objectif ultime de l’économie est d’être au service des hommes afin d’améliorer leurs conditions. Comment améliorer les conditions de vie sans améliorer la qualité de vie au travail ? Accepter cette vision reviendrait à accepter que l’économie travaille pour elle-même. Comment le citoyen pourrait-il accepter durablement ce contrat avec l’économie ?

La théorie des différences compensatrices (voir par exemple Rosen, 1974)[3] postule que plus un salarié percevra son travail comme difficile et plus il souhaitera être dédommagé en terme de salaire. Si l’équilibre n’est pas atteint, il cherchera à diminuer l’intensité de sa charge de travail. L’intérêt de cette théorie est d’impliquer que plus un salarié perçoit une bonne qualité de vie au travail moins il sera enclin à demander des compensations financières.

D’autre part, si l’individu n’est pas satisfait de sa compensation financière, il essayera de diminuer sa contribution à l’entreprise. De ce fait, l’entreprise devra allouer des ressources importantes pour le contrôle ou le départ de ce type de salarié, ce qui au final coûtera de toute manière plus cher à l’entreprise. Ainsi une entreprise voulant tirer le meilleur de ses salariés au meilleur prix doit trouver un équilibre entre qualité de vie au travail et compensation financière.

Si l’on suit la logique de cette théorie jusqu’au bout, il apparaît évident, que les membres de la société estimant ne pas trouver un juste équilibre entre condition de travail et la compensation financière préféreront se mettre en retrait du marché, autant que faire se peut. Plusieurs exemples peuvent illustrer cette théorie. Nombreux sont les mensuels ou les hebdomadaires économiques qui se sont intéressés à ces cadres, souvent bien payés, ayant préféré arrêter leur travail pour se réorienter vers des professions, qui même en étant difficiles en terme de conditions de travail, permettent une récompense financière ou affective à la hauteur des efforts consentis. Nous trouvons ainsi l’exemple du directeur marketing devenu boulanger. Ce comportement ne signifie pas que la valeur « travail » a disparu mais que certaines organisations ne proposent pas d’équilibre suffisamment juste entre conditions de travail et compensation financière pour que les salariés y trouvent leur compte.

Des secteurs entiers de l’économie françaises peinent ainsi à recruter en raison d’un déséquilibre flagrant entre condition de travail et compensation financière. Une étude de l’Assedic[4] montre qu’il existe de nombreux secteurs de l’économie où l’entreprise a du mal à recruter, alors même que 2,5 millions de demandeurs d’emploi sont signalés au mois d’avril 2005. Les secteurs touchés par cette pénurie de main d’œuvre sont majoritairement des secteurs aux conditions de travail difficiles, aux salaires peu élevés et n’apportant pas de perspectives de carrière. Certains métiers tels que les maçons ou les infirmières sont représentés mais phénomène nouveau, de nombreux métiers du service ne trouvent pas preneurs.

Or un individu peut décider de rester au RMI ou toucher les Assedic, plutôt que de travailler pour ce type de condition. Il peut aussi, et c’est un risque à ne pas négliger, décider de se mettre « hors société », comme c’est le cas pour ces jeunes japonais, que l’on nomme des Neets (Not in Employment, Education or Training). Ce sont des jeunes sans emploi, ni qualification et qui passent leur journée dans leur chambre, à regarder la télévision et à jouer aux jeux vidéo. Ces jeunes sont généralement très peu enclin à rentrer sur le marché du travail. Ils semblent être le contre-exemple et donc peut être le contre-produit d’une mort silencieuse et invisible à laquelle les japonais ont donné un nom : le karoshi. Ce phénomène serait dû à un excès de travail conduisant la personne à un épuisement physique et psychologique total. Si ce phénomène ne peut être analysé en dehors du cadre culturel où il se situe, il semble certain qu’un tel phénomène en France conduirait à un rejet de plus en plus important du travail.

En exagérant notre analyse, nous pourrions estimer qu’une certaine catégorie des salariés potentiels préfère gagner leur vie par d’autres voies que celles plus traditionnelles du salariat dans le privé. Trois voies semblent se dessiner :

La recherche du jackpot : un nombre croissant d’émissions proposent de devenir riche sans passer par la case « travail », et ceci par un processus de médiatisation à court terme basé sur le « vote du public ». Il est intéressant de remarquer que l’ensemble des émissions suivant ce créneau mettent en concurrence des personnes souvent issues des classes défavorisées. Au-delà du simple aspect ludique d’un divertissement, ne faut-il pas voir dans le succès de ces émissions une volonté affichée de la jeunesse de « gagner le jackpot » permettant de ne pas passer par la case « travail » ?

Le banditisme : Sébastien Roche (2001)[5], sociologue et politologue a montré que « La meilleure explication de l'augmentation de la délinquance tient en un constat simple : la facilité grandissante, pour les délinquants, d'accomplir des méfaits et la faiblesse de la réaction de la société et des institutions pénales. » En clair, il devient plus en plus facile de s’adonner à la petite délinquance sans risque tout en pouvant très bien gagner sa vie. Ainsi, l’auteur démontre que l’« on ne traite plus les vols d'un montant inférieur à 100, voire à 250 euros. » Pour une génération dont les parents ont travaillé fortement et n’ont récolté que les fruits du chômage et de l’amertume, comment ne pas résister à la tentation de tomber dans le banditisme. Ce choix, en tant qu’agent économique purement rationnel, parait cohérant avec la doctrine de l’école néoclassique.

La fonctionophilie : une majorité de jeunes souhaitent travailler dans la fonction publique. Un sondage récent (5 avril 2005)[6] montre clairement que la fonction publique bénéficie d’un fort potentiel d’attractivité auprès des jeunes, en particulier auprès des jeunes de 25-30 ans (78% sont attirés par la fonction publique). L’attractivité de la fonction publique semble directement liée au statut professionnel du chef de ménage des jeunes interrogés. Ainsi, nous retrouvons 91% d’attirance lorsque le chef de ménage est employé, 79% lorsqu’il est ouvrier, alors que l’on descend à 58% lorsqu’il exerce une profession libérale ou est un cadre supérieur. Cette tendance n’est, par ailleurs, que peu différenciée suivant le clivage politique. Les jeunes sympathisants de gauche sont 81% à se déclarer attirés par les métiers de la fonction publique, contre 69% à droite. Nous observons que seul le secteur public hospitalier, réputé pour être difficile en terme de conditions de travail, ne fait pas l’unanimité. Ainsi, 55% des jeunes interrogés ne souhaitent pas travailler dans cette fonction publique. Cette différence montre bien qu’il existe un choix de la fonction publique en fonction des conditions de travail perçues. Il est par ailleurs intéressant de remarquer que les valeurs associées à la fonction publique sont positives et collectivistes. Ainsi, 72% pensent que la fonction publique est associée au service des citoyens et 66% pensent que le service public est associé à la défense de l’intérêt général.

En dehors des conditions de travail, ce dernier exemple nous indique que les jeunes recherchent un sens, des valeurs à raccrocher à leur travail. Vincent de Gaulejac (2004)[7], sociologue, indique que la « société est malade de la gestion ». Son analyse indique que les individus, instrumentalisés par l’entreprise, ne trouvent plus de sens dans le travail, en dehors du simple fait de survivre à la compétition économique mondiale. Ce courant de recherche issu d’une tradition hybride de psychanalyse, psychosociologie et de sociologie a permis d’introduire un débat sur les notions de sens dans le travail, et ceci à travers les notions de souffrance au travail, d’aliénation et d’hypermodernité (Aubert et De Gaulejac, 1991, Dejours, 2001)[8]. Ces recherches montrent que la qualité de vie au travail passe aussi par des dimensions existentialistes et phénoménologiques auxquelles l’entreprise devra répondre, sans pour autant manipuler.

Matthieu Poirot

Expert en qualité de vie au travail, leadership et développement organisationnel 

Expert in Quality of Life at Work, Leadership and Organizational Development 


pour me suivre sur Youtube,  Facebook et sur Twitter 


©Matthieu Poirot,2007-2016.

[1] Bruton, H et Fairris, D (1999), “Work and Development”, International Labour Review, 138, 1, p5-30.
[2] Amabile, T.M, Barsade, S.G, Mueller, J.S. et Staw, B.M, ( 2005), “ Affect and Creativity at work “, Administrative Sciences Quarterly, 50, p.367-403.
[3] Rosen, S (1974), “ Hedonic prices and implicit markets”, Journal of Political Economy, 82 , 1, p. 34-55
[4] Voir le rapport BMO (Besoin de Main-d’œuvre) 2005 à l’adresse Internet suivante http://www.assedic.fr/unistatis/
[5]Sébastien Roche est criminologue, chercheur au CNRS. L’étude complète peut être trouvée à l’adresse Internet suivante : http://www.lexpansion.com/pages/default.asp?pid=5&ArticleId=59009 Voir aussi Roche S, (2001), Délinquance des jeunes, les 13-19 ans racontent leurs délits, Paris : Seuil
[6] Sondage IFOP - La gazette des communes, des Départements et des Régions / Le monde, 5 avril 2005
[7]De Gaulejac, V (2004), La société malade de la gestion, Paris : Seuil.
[8] Aubert, N et De Gaulejac, V (1991), Le coût de l’excellence, Paris : Seuil. ; Dejours, C (2001), Travail, usure mentale, Paris : Bayard.

Aucun commentaire: