lundi 13 mai 2024

La paranoïa organisationnelle : comprendre cette dynamique de groupe


Lorsqu'une personne ou un collectif se fait avoir dans son engagement généreux par l'entreprise, alors peuvent se mettre en place des dettes psychologiques négatives, c’est-à-dire la perception que l’on doit quelque chose pour un don qui n’a pas été rendu de retour.  Plus un contexte relationnel entraine de dettes psychologiques négatives, plus il renforce l’insécurité existentielle de la personne en l’empêchant de pouvoir s’inscrire dans une relation validant sa valeur et son identité.  Peut-être une des conséquences les plus grave de la dette psychologique est d’empêcher par la suite la possibilité de pouvoir s’engager à nouveau de manière généreuse et positive dans d’autres relations, tant la confiance plus générale dans la relation s’est déliée. Il y aura alors pour effet l’empêchement d’une validation ontologique par le lien ; un empêchement de l’engagement généreux. 

 

La notion de dette psychologique nous apparait plus complète que la notion de ressentiment. Si elle indique, comme cette dernière notion, son caractère évaluatif (« ce n’est pas normal »)mais également ruminatoire ( re sentir plusieurs fois), la notion de dettes psychologique permet d’y ajouter le besoin de recherche d’une réparation à la hauteur de l’humiliation

 

Étymologiquement, une dette vient du latin debere  (devoir ) et introduit l’idée que « l’on doit quelque chose à quelqu’un ». Elle est un processus psychologique visant la libération d’une blessure existentielle :


1)    La dette psychologique est évaluative car elle correspond à la perception de marques d’irrespect dans la relation d’engagement généreux (« je me suis fait avoir, je me sens humilié »).  Elle est ainsi cumulative car chaque marque d’irrespect reste en mémoire et s’additionne aux précédentes.  Dans ce sens elle est aussi subjectivement sélective car les dettes précédentes vont entrainer une augmentation de l’intolérance à d’autres marqueurs d’irrespect. Plus une personne se vit comme victime de dettes psychologiques, plus elle deviendra sensible à une organisation dysfonctionnelle.  Ce point est essentiel pour comprendre qu’une dette psychologique non clôturée va rester en mémoire et définir le niveau de sensibilité de la personne dans le présent.  Par ailleurs une dette psychologique liée spécifiquement à une situation de travail peut être colorée par une dette psychologique venant d’un autre système relationnel, présent ou passé. C’est un phénomène de compensation de dette où bien souvent une dette psychologique va être corrigée par un autre contexte relationnel.  Par exemple, une dette psychologique familiale (ne pas se sentir avoir une place dans sa famille, ou avoir vécu un secret de famille non révélé) peut avoir été compensée par une réussite dans son entreprise actuelle. Une situation de harcèlement à l’école peut avoir été compensée par un poste actuel. Un échec violent dans son poste précédent peut être modéré par sa situation de réussite professionnelle actuelle. 

 

2)   Elle est également ruminatoire car elle est une atteinte profonde au principe d’un monde cohérent et prédictible. En ouvrant une faille dans le sentiment de sécurité ontologique, la dette psychologique au travail entraine un processus de traumatisme favorisant un envahissement progressif de la pensée.  Comme l’indique Bernard Rimé[1], un traumatisme arrive lorsqu’un évènement provoque un basculement des « théories de la réalité », c’est-à-dire que la personne n’arrive plus au niveau symbolique à prévoir le monde : dois-je faire confiance, le monde n’est-il qu’injustice, suis-je seul à faire face à cette situation, en quoi puis-je croire au niveau sociétal, suis-je protégé dans le monde ?Une rumination est intrusive, c’est-à-dire que la personne ne peut plus la contrôler. Elle l'obsède littéralement. Elle fixe la pensée sur un objet unique et empêche de libérer de la ressource attentionnelle sur d’autres sujets. On retrouve beaucoup au niveau clinique le fait que ces ruminations empêchent littéralement les personnes de dormir ou de se concentrer.  C’est aussi ce qui fait que ces ruminations vont entrainer une grande fatigue car la personne n’arrive plus à se détendre ni récupérer. Cela peut également entrainer une augmentation des comportements addictifs visant spécifiquement à « endormir » ces ruminations. Enfin, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, cette rumination et ses effets sur notre théorie du monde jouent un grand rôle dans le fait d’augmenter les tendances paranoïaques, système d’explication du monde permettant de manière paradoxale de retrouver un sens prédictif à notre environnement. 

 

3)    Elle est orientée vers un but car la recherche d’une réparation vise explicitement à réguler l’insécurité existentielle de base -c’est-à-dire restaurer la dignité humaine-.  Une dette psychologique au travail se clôture lorsque le ou les personnes ont le sentiment de pouvoir de nouveau dire : mes blessures ont été entendues et validées. Je me sens de nouveau utile et désirable socialement. Ainsi mon existence a-t-elle un sens et ma dignité en est restaurée. Nous sommes donc dans un processus de reconstruction identitaire.  Celle-ci doit permettre de pouvoir de nouveau redonner sa confiance et de s’engager avec générosité dans d’autres formes de relations, en ayant le sentiment de vivre dans un monde de confiance.  C’est à mon sens la grande différence avec la simple plainte, qui elle n’indique que l’état émotionnel de la personne et ne vise qu’à obtenir un soutien émotionnel de l’entourage et une résolution de problème. L’expression d’une dette psychologique vise explicitement à réparer un vécu d’humiliation. Elle ne peut donc être résolue en première intention par une simple solution organisationnelle ou juridique. Nous verrons que les tribunaux servent bien souvent de recours ultimes pour clôturer les dettes psychologiques au travail alors que telle n’est pas leur fonction. Il y a confusion entre le domaine de la morale ou de l’éthique relationnelle et du droit. Le but va se modifier en fonction de la hauteur perçue de la dette : plus celle-ci sera importante, plus la demande sera matérielle afin de montrer la rupture de de confiance et de faire payer à l’autre le prix de sa trahison. Il existe une tentation que la demande de réparation se mue en besoin de vengeance. C’est l’intérêt des institutions judiciaires de pouvoir éviter la confusion entre justice et vengeance, ce qui permet de réduire le risque de violence. 

 

4)   Elle est enfin transmissible. Quand elle n’a pu être clôturée, cette dette peut s’inscrire dans la mémoire inconsciente du collectif et se transmettre comme héritage à la génération suivante. Elle se transmet à travers le récit des « anciens », ce qui inscrit l’imaginaire collectif dans cette dette psychologique soit par un rejet des nouveaux (« tu nous embêtes l’ancien avec tes histoires »), soit par la prise en charge de cette dette (« ce n’est pas normal ce que tu as vécu »). Ne pas réussir à la clôturer a toujours une action sur un collectif de travail même si certaines personnes n’étaient pas présentes au moment où elles se sont formées. Elles sont donc en conséquence cumulatives en s’additionnant collectivement à travers la communication aux autres dettes des membres de l’organisation. Les traces mnésiques qu’elles laissent colorent l’ambiance relationnelle en créant un climat émotionnel malsain : frustration, colère, culpabilité de ne pas pouvoir aider la personne. Les dettes psychologiques entrainent une rupture dans le cycle don-contre-don. Ce qui n’est pas régulé à une génération, va devoir l’être avec la génération suivante. C’est le même principe avec le manager qui devra: 1) connaitre et prendre en compte les dettes psychologiques dans son équipe 2) être perçu comme celui légitime à les réguler même s’il n’était pas manager au moment où elles se sont formées. Bien souvent les conflits s’installant dans un collectif ont pour origine initiale des dettes psychologiques non clôturées par les précédents responsables.



[1] Bernard Rimé (2015), Le partage social des émotions, Paris : PUF


Comment nous l’avons indiqué, les dettes psychologiques peuvent avoir un effet traumatique car elles fragilisent les théories personnelles que nous nous faisons d’un monde stable, prédictif et juste.  En ce sens, elles rendent la personne plus vulnérable au monde et favorisent l’amplification des pensées paranoïaques. Nous parlons ici de pensées ordinaires qui ne sont pas celles de la psychopathie et qui peuvent être décrites à travers des échelles de psychologie comme celle de la  General Paranoia Scale


Il semblerait exister 3 dimensions à la pensée paranoïaque ordinaire :  la méfiance (ex : il pourrait me voler mes idées pour en faire quelque chose, il veut travailler avec moi parce qu’il veut m’utiliser), des idées de persécution ( ex : je pense que mon manager manigance pour me faire virer, je suis sûr que mes collègues me surveillent…) et enfin de la dévaluation de soi ( personne ne remarque les difficultés que je vis, c’est toujours sur moi que cela tombe…). Ce type de pensée n’est pas réservé à des personnalités paranoïaques. Plusieurs recherches montrent qu’un contexte d’anxiété sociale peut les générer chez des personnes à la personnalité mesurée[1]. Lorsqu’une personne vit des dettes psychologiques importantes au travail, le niveau d’insécurité existentielle augmente fortement. La rumination traumatique va amener la personne à percevoir l’environnement comme hostile à son endroit[2], que cet environnement est intrinsèquement injuste et que la situation est intentionnelle. Cette pensée a pour fonction de fabriquer un « monstre » en projetant ses peurs d’insignifiance sociale dans le système relationnel qu’est l’organisation : « je suis dans une boite monstrueuse pour laquelle je ne compte pas et qui maltraite intentionnellement ses salariés ».[3] Lorsque cette pensée s’imprime dans l’esprit de la personne, celle-ci va orienter son comportement des manières telle que la réalité va confirmer cette vision du monde : retrait social, attaques, méfiance, ce  qui entraine en retour méfiance et conflit avec son entourage social. 

 

La pensée paranoïaque peut également devenir collective et colorer la dynamique de groupe dans les organisations. C’est ce que nous nommons une dynamique paranoïaque de groupe[4]. Un collectif de travail est aussi un système de sens cherchant à construire une représentation du monde. Lorsque les personnes commencent à avoir des pensées paranoïaques, des théories collectives d’un complot peuvent se mettre en place dans le discours.  Des situations répétées ne respectant pas les piliers du temps; de la justice et de la place conduisent à une accumulation de dettes psychologiques qui sont socialement partagées lors des différentes interactions au travail. On parle alors de rumination collective, c’est-à-dire le partage social excessif de l’expérience négative dans une organisation[5].   Au fur et à mesure des échanges sociaux, une théorie du complot peut alors se construire reprenant le triptyque : 1) on nous pense insignifiants socialement, 2) quelqu’un le fait exprès et 3) l’organisation est intrinsèquement malsaine.  Cette explication des souffrances au travail va alors orienter la dynamique de groupe non pas vers la recherche de solutions mais avant tout vers la recherche d’un coupable : « qui devons-nous brûler sur la place du village pour lui faire payer nos dettes psychologiques ? ». Une véritable logique du bouc-émissaire qui renforce en conséquence les routines défensives dans l’organisation : chacun se protège en démontrant que la responsabilité des problèmes incombe à d’autres. Comme l’a explicité René Girard au travers de ces analyse anthropologiques, , un bouc-émissaire[6] a pour fonction de « mourir » pour apaiser la violence en la déviant sur une cible unique. Pour autant, ce meurtre social entraine forcément soit la culpabilité soit l’escalade de la violence, obligeant ainsi à désigner une autre cible  : « A qui doit-on faire payer la dette ? ». Progressivement l’inconscient collectif de l’organisation va être contaminé par une dynamique paranoïaque[7], c’est-à-dire que l’esprit collectif va se structurer sur l’idée de pureté. Il existe un ennemi qu’il faut combattre par tous les moyens, y compris la violence.  Elle légitime ainsi la déresponsabilisation des actes collectifs au motif que cela servirait à protéger le groupe.  La logique relationnelle devient celle d’exclusion de l’autre par un processus d’infrahumanisation[8].  L’autre se voit dénié le droit de faire partie de l’humanité. Il en serait « en dessous » de l’humanité de son groupe d’appartenance.  

 

Une organisation ayant un système relationnel malsain s’observe déjà par la désignation récurrente de « coupables désignés », qui bien souvent font l’objet d’un rejet social, voire d’un véritable harcèlement.  La dynamique paranoïaque induit une forme de violence des rapports humains qui empêche toute discussion constructive pour retrouver une relation respectueuse et efficace. Lorsque la paranoïa collective contamine une organisation, c’est déjà le dialogue qui en est le premier perdant.


Matthieu Poirot,

Psychologue social et Docteur en Gestion

Expert en psychologie des organisations

www.midori-consulting.com 




[1] Latteur, A., Larøi, F., & Bortolon, C. (2022). Translation and Validation of the French Version of the Revised Green et al., Paranoid Thoughts Scale (R-GPTS) in Two Samples: Non-Clinical and Clinical Adults. Psychologica Belgica, 62(1), 208–217. https://doi.org/10.5334/pb.1134

[2]  Par exemple : Kramer, R. M. (1994). The sinister attribution error: Paranoid cognition and collective distrust in organizations. Motivation and emotion, 18, 199-230.

[3] Pour aller plus loin sur ce mécanisme de projection : Zoja, L. (2022). The Clash of Civilizations? A Struggle Between Identity and Functionalism. In Anthology of Contemporary Theoretical Classics in Analytical Psychology (pp. 261-273). Routledge.

[4] D’autres évoque comme Kramer la notion de paranoïa collective. Nous restons sur la dynamique de groupe car elle inclut un processus de lien à visée destructive : Roderick M. Kramer & Roy J. Lewicki (2010) Repairing and Enhancing Trust: Approaches to Reducing Organizational Trust Deficits, The Academy of Management Annals, 4:1, 245-277, DOI: 10.1080/19416520.2010.487403

[5] Knipfer, K., & Kump, B. (2022). Collective rumination: When “problem talk” impairs organizational resilience. Applied Psychology, 71(1), 154-173.

[6] René Girard (1986), Le Bouc Émissaire, Paris : Grasset

[7] Luigi Zoja (2018)  Paranoïa : la folie qui fait l’histoire, Paris : Les Belles Lettres.

[8] Jacques Philippe Lyens (2016) L’humanité écorchée : humanité et infrahumanisation. Paris : PUF

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonjour, je vous remercie pour cet article complet et très instructif qui aide à comprendre les dynamiques personnelles et organisationnelles parfois à l'œuvre en entreprise. Les clés de lecture proposées offrent des leviers pour comprendre et (se) soigner. Merci