lundi 11 juillet 2022

Conduite du changement : pourquoi les approches descendantes classiques ne marchent-elles pas ?

 


 

Depuis que nous intervenons dans les organisations en transformation, nous observons toujours les mêmes difficultés : avec l’aide d’une équipe importante de consultants, les leaders mettent en place un changement planifié qui se heurte à la résistance du terrain et qui finit par de la souffrance et des départs d’un côté comme de l’autre. Souvent la légitimité du changement n’est pas en cause. Ce qui l’est par contre concerne la méthodologie et le contenu. 


Implicitement, le livre classique de développement organisationnel « The Dynamics of Planned Change »(Lippitt, Watson et Westly, 1958) est toujours la référence des managers et consultants pour accompagner un changement. 

 

Schéma traditionnel : définir un problème --> analyser et collecter de l’information --> définir un objectif, un plan d’action et une équipe --> évaluer les résultats. 

 

L’organisation va alors faire appel à un expert qui l’aidera à collecter et analyser les données, et diagnostiquer la problématique.  Il l’aidera à produire des recommandations mais cela sera au leader de définir ce qu’il veut pour l’équipe, le service, l’organisation. La théorie implicite est qu’il est possible de clarifier la solution d’un problème et que les difficultés d’implémentation ne sont que la résultante d’un manque de motivation ou de compétences des salariés. 

 

La vérité est que cette approche ne marche pas. Une très vaste majorité des changements échouent, mobilisant pour rien des ressources énormes en temps, argent, engagement.  Pourquoi cette approche si insatisfaisante reste-t-elle dominante depuis si longtemps ? Elle permet sans doute aux leaders d’avoir l’illusion de contrôler le changement et d’en être les créateurs, donc les héros.  Dans cette perspective planifiée, le changement est intéressant s’il permet d’augmenter le prestige personnel du leader pour servir sa carrière personnelle. Elle permet de garder le pouvoir. 

 

La réalité, surtout au 21ème siècle, est que la complexité du monde est trop importante pour espérer une approche trop planifiée.  Il existe une multitude de causes aux problématiques, avec des ramifications interconnectées dans les organisations et qui empêchent de pouvoir faire de la résolution simple de problèmes complexes.  La réalité de terrain est basée sur des interactions multiples d’individus en interdépendance, et faisant face à une activité du travail changeante, volatile et incertaine.  La solution d’une transformation réussie au 21ème siècle repose dans la capacité d’une organisation à mobiliser l’intelligence collective à travers un espoir partagé et permettant de générer des solutions émergeantes, adaptées à un contexte mouvant. 

 

La première question essentielle est donc : ma méthodologie permet-elle de créer une conversation innovante où chacun peut se retrouver ?

 

L’autre questionnement du changement planifié est qu’il ne prend pas en compte la réalité émotionnelle d’une organisation.  Bien sûr, celle-ci a pour fonction principale de produire de la valeur ajoutée sous forme de production manufacturière ou de service, qui n’aurait pas été possible en dehors d’une coopération collective. Mais il existe également une fonction psychique de l’organisation. Comme l’a montré le courant de la psychanalyse d’entreprise depuis les années 50, l’organisation permet aux individus et collectifs de lutter contre l’anxiété (Jacques, 1955). Pour aller plus loin, nous pourrions indiquer que chacun d’entre nous peut avoir une insécurité ontologique de base, c’est-à-dire le degré de questionnement existentielle sur l’utilité de sa vie, en fonction de la manière dont son environnement a pu y répondre durant son enfance.  Cette insécurité ontologique peut avoir particulièrement augmenté dans notre société du fait que l’individu n’est plus aussi porté par la communauté qui limitait l’autonomie mais fournissait en contrepartie à l’obéissance, un cadre collectif pour indiquer à la personne sa place et son utilité sociale. 

 

Tout parcourt social devient un devoir de performance et d’invention. Il en résulte une fatigue d’être soi (Ehrenberg, 1988). Progressivement, l’entreprise est devenue le lieu principal de réalisation de soi permettant de se défendre contre l’insécurité ontologique.  Tout changement, parce qu’il met en jeu cette dimension, met également en jeu des angoisses profondes chez les individus et les collectifs. 

 

Un collectif repose sur la représentation inconsciente d’un projet commun permettant d’apporter une sécurité ontologique à chacun. Lorsque ce contrat psychologique (Levinson, 1965) est rompu, alors apparait inéluctablement la recherche d’un bouc émissaire ayant pour fonction systémique de rétablir une frontière claire et rassurante sur qui fait partie du collectif, qui n’en fait pas partie, calmant ainsi l’insécurité ontologique. L’énergie du collectif n’est plus mise dans la recherche de solutions mais dans une spirale de défiance activant les routines défensives de l’organisation (Argyris, 1995) :

 

·      Blâmer un autre pour le problème (attribution externe)

·      Cacher la vérité aux dirigeants pour ne pas risquer d’être perçu comme le problématique

·      Faire ce qui est habituel pour ne pas faire de vague

·      Diluer la responsabilité en faisant en sorte que le problème n’appartienne à personne

·      Se sur-adapter au problème pour le contrôler de manière unilatérale et en cacher les conséquences collectives

 

Aucune chance que dans un tel contexte, des solutions émergeantes puissent apparaitre. Les routines défensives vont entrainer le collectif dans ses solutions habituelles, à la fois par clôture mentale et à la fois par peur de l’exclusion. Aucun droit à l’expérimentation pour trouver des solutions originales.  L’entreprise perd l’agilité nécessaire à sa transformation.  Pire, les solutions habituelles peuvent devenir le problème car elles amplifient les difficultés (Watzlawick, 1992).

 

Face à la complexité, il n’est pas possible de faire un lien direct et facile entre une action et un résultat planifié. Il n’est possible que de lancer des expérimentations, d’en évaluer les effets et de les amplifier s’ils s’avèrent positifs.  Le niveau de sécurité ontologique dans l’organisation doit être suffisamment élevé pour permettre réellement ce mécanisme d’essai-erreur par expérimentation. 


 Figure 1 : comparaison d’un changement planifié et émergeant


Changement Planifié 

 Changement Émergeant

Les problématiques sont indépendantes les unes des autres et peuvent être simplifiées

Les problématiques sont complexes, interdépendantes et mouvantes

La vision du leader est la solution principale

Les solutions sont souvent émergeantes en fonction de l’intelligence collective. Plusieurs discours peuvent cohabiter. 

Les décisions peuvent prises de manière rationnelle par un petit groupe de personnes compétentes

Les résultats sont aussi le fruit d’un inconscient collectif, émotionnel conduit par un besoin de sécurité ontologique

Il existe un lien direct entre la vision et les résultats produits

Il existe un mécanisme d’adaptation complexe qui sélectionne de manière implicite, par expérimentation d’essai-erreur, les solutions les plus à même de réduire l’insécurité ontologique, même si elles n’ont pas de lien avec la vision initiale du leader


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




« 80% de nos problèmes devraient être réglés si les salariés suivaient les procédures et procès…. »

 

Parce que la méthodologie de changement est encore celle de type planifié, les organisations se retrouvent régulièrement en crise sociale.  Les leaders qui cherchent à contrôler de manière simplifiée un environnement complexe entrainent de l’échec et de la souffrance.  Cela entraine un cycle de crise sociale que nous détaillons dans la figure 2. 

 


Alors même que le diagnostic d’un besoin de transformation est globalement légitime ; sur la forme, en tentant de sur-contrôler, le leader entraine une incapacité du collectif à faire émerger les solutions innovantes permettant de faire face à la complexité. Bien souvent par Ego et besoin personnel de contrôle (fort niveau d’insécurité ontologique de base), les leaders vont utiliser un changement planifié pensant obtenir rapidement les changements désirés. 


Au contraire, ils deviendront progressivement le problématique de l’organisation avec une volonté de plus en plus affichée des acteurs de l’entreprise de s’en « débarrasser ». L’énergie interne sera mise dans des combats de pouvoir au détriment de la recherche de solutions. Par ailleurs, ce contexte de transformation forcée a peu de chance de réussir à fournir les résultats désirés et peut entrainer une forte augmentation des risques psychosociaux, avec malheureusement parfois des drames comme un suicide ou un accident grave. 

 

Un leader sera transformateur à partir du moment où il utilisera une méthode respectant les besoins du système humain qu’il sert. Dans le cadre d’une approche psychosociale, une organisation est un système relationnel et émotionnel portant sur des règles de transmission, structurant les comportements.


Étude de cas 

 

Dans l’entreprise OTICA, le nouveau directeur d’un site industriel d’envergure (plus de 1000 salariés) souhaite implanter pour des raisons stratégiques (besoin de plus de productivité pour réduire les coûts face à un contexte d’augmentation de la matière première) des méthodes de lean management. C’est une industrie de manufacture où les méthodes manquent de rigueur avec de nombreux défauts produit, des rebus mais également des accidents du travail.  Il s’entoure d’une équipe d’une dizaine de consultants chargés avec quelques directeurs, dont celui de la production et un nouveau directeur du lean management, de mettre en place rapidement le calendrier planifié des nouvelles méthodes : formation des superviseurs, mise en place des process, réorganisation de l’activité,…tout est maitrisé sur les slides et le fichier Excel de gestion de projet.  


Malheureusement, tout ne se déroule pas comme prévu. Les superviseurs n’arrivent pas s’imposer auprès des opérateurs pour la mise en place des nouvelles procédures et manières de travailler, les différentes unités de production et même les fonctions supports agissent encore en silo ou coopèrent pas le biais d’une organisation informelle très complexe à saisir, basée sur du réseautage et des affinités.  La mise en place du lean de manière très directive entraine un certain nombre de difficultés, notamment celle de mettre en lumière le manque d’investissement dans certaines machines et la difficulté de coopérer entre les différentes unités de production. 

 

Plutôt que dans faire un travail commun permettant de pouvoir travailler aussi sur comment agir en collectif, la direction ne travaille qu’en mode « commando » avec l’équipe de consultant et les directeurs impliqués directement dans le lean.  Lorsque l’on écoute la vision du directeur de l’usine, sa vision semble tout à fait pertinente sur son contenu et ses projets de changement sont cohérents. Pour autant, la méthode ne fait qu’entrainer progressivement l’entreprise vers la crise jusqu’à un mouvement social de masse, des pertes financières importantes liées à un manque de productivité, des départs de cadres clefs, une augmentation significative des risques psychosociaux, des contentieux, des clients de plus en plus mécontents. 


1,5 ans après son arrivée, le directeur est licencié de manière brutale par le groupe international. Le nouveau patron, très habitué à naviguer dans des cultures différentes arrive avec une vision très différentes du changement et fait appel à nous pour qu’avec des différents acteurs, nous mettions en place une transformation collaborative. L’intervention est complexe car les frustrations se sont accumulées ; induisant cynisme, colère et défiance. Nous mettons en place une intervention en 3 phases permettant de faire émerger des solutions innovantes qui cadrent avec le besoin de lean : 


- Un travail en grands groupes hétérogènes sur  le temps, la place et la justice (pour aller plus loin sur cette approche)

- Un travail sur la détermination de 3 défis positifs pour aller dans un sens commun permettant à la fois de garantir la pérennité de l'entreprise et le développement de chacun et ceci à travers l'ADN de l'entreprise

- La mise en place de mini-projets rapides en mode innovant et commandos avec des équipes auto-formées et visant à atteindre des résultats allant dans les sens des 3 défis. 


Ce travail permet de :


1. réguler les dettes psychologiques collectives et individuelles en permettant de reconnaitre l'histoire et de reconstituer une trajectoire identitaire (permet de calmer l'insécurité ontologique de base)

2. réaligner chacun sur des défis communs 

3. sortir l'organisation de ses routines défensives et de se donner un droit à l'innovation



Matthieu Poirot

Expert en psychologie des organisations 

Psychologue et Docteur en Gestion

www.midori-consulting.com  


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