Nous observons régulièrement dans l’entreprise, un nombre important de salariés qui n’adhèrent plus au projet de leur entreprise, tant d’un point de vu des valeurs que du bien être, et qui malgré cela y demeurent : comment expliquer le décalage existant entre le mythe du salarié-consommateur et le manque d’initiative des mêmes salariés ? Quelles sont les conséquences pour l’individu et l’entreprise de cette incohérence ? Comment aider une personne à se déterminer par rapport à cette situation paradoxale?
Lors d’une intervention, nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec Pierre, 35 ans, commercial dans une grande banque mutualiste. La nouvelle stratégie de cette banque avait repositionné les priorités commerciales vers les clients solvables et rentables, et vers une offre produit plus agressive et formatée. Pour Pierre ce changement était vécu comme douloureux car il voyait son métier comme celui d’un fonctionnaire au service du client. Au-delà d’un accompagnement du changement, la nouvelle stratégie de son entreprise s’éloignait trop de son système de valeur pour qu’il souhaite y rester. Pourtant Pierre resta deux années, notamment par peur du chômage . Au final, il fut arrêté pour dépression, ces années d’inconfort dans le travail l’ayant progressivement épuisé. Bien sûr, cette situation ne fut productive pour personne : ni pour Pierre ni pour la banque.
Pierre est ainsi capable d’identifier son propre système de valeur et ainsi d’identifier son désaccord, son conflit de valeur avec l’entreprise ce qui ne l’empêche pas d’y demeurer. Comment l’expliquer ? Jusqu’où un individu est-il capable de négocier avec lui-même ? Nous pouvons formuler l’idée, sans doute pleine de bon sens, qu’avant de partir, il faut savoir où aller. Or dans un environnement économique peu favorable à la mobilité, le discours médiatique nous indique qu’ailleurs n’existe pas, que le marché affiche « complet ». Pierre a ainsi intériorisé depuis longtemps que partir de son entreprise était un danger insurmontable.
Le concept de résilience
Pourtant certaines personnes font le choix du départ et le réussissent. Qu’est-ce qui différencie les individus sur ce point ? A travers le filtre de notre expérience, nous avons choisi d’expliquer ce phénomène par le concept de résilience, c’est à dire la capacité de rebondir dans une situation potentiellement traumatisante. Ce concept est issu des observations d'Emily Werner, menées dans les années quatre-vingt auprès d'une cohorte d'enfants de l'île de Kauai[1]. Cet auteur a observé que certains enfants vivant des situations de stress chronique étaient parvenus à mener une existence adulte équilibrée et riche de sens. A la même époque, Pines[2] observe que certains enfants avaient non seulement survécu à des événements aversifs et parfois dramatiques, mais qu'ils s'en sortaient mieux que les autres enfants dans leur vie d’adulte. En fait ces enfants faisaient preuve d’une plus grande inventivité dans leurs réponses aux situations difficiles.
Christophe était consultant en marketing dans un cabinet Parisien. De nature consciencieuse et dynamique, Christophe multipliait les missions réussies depuis 4 ans sans qu’il n’arrive à accéder à une position de management. La frustration engendrée par cette situation lui diminuait le moral ; lui qui était toujours le premier à rire n’arrivait même plus à sourire. Mais Christophe, malgré la difficulté de la situation avait un rêve, une passion : les voitures de collection. Au cours d’une soirée, Christophe rencontra un jeune patron, dirigeant d’une entreprise de location de voitures anciennes pour des événements. Christophe n’hésita pas. Il pris son numéro et trois mois après, il s’associa avec cette personne. Malgré les tracas et la perte financière due à un nouveau départ professionnel, Christophe se sent mieux et son sourire légendaire est revenu.
Rutter[3], pédopsychiatre a tenté d’expliquer la résilience. On peut conclure de ses travaux que la résilience n'est pas un trait de personnalité mais un processus ayant conduit l’individu à faire face à l’adversité. Un individu est résilient par rapport à son vécu et non par ce qu’il est. Ainsi un personne vivant une vie sans incidence majeure, ne peut être considérée comme résiliente, même si certains traits de personnalité lui auraient permis de l’être (être optimiste par exemple).
Le psychanalyste Serge Tisseron (Le monde Diplomatique 2003) rappelle que la résilience n’est pas un acquis, une base, mais bien la conséquence face à une situation potentiellement traumatisante. Ainsi l’individu résilient dans une situation ne le sera pas forcément dans une autre. Il convient avant tout de définir la situation pour ensuite préciser les facteurs permettant une issue résiliente. La situation que nous évoquons ici concerne le départ de l’entreprise quand celle-ci ne répond plus à nos attentes. L’idée n’est pas de définir l’individu par rapport à son mode d’adaptation mais par rapport à un système complexe mêlant chance et rêve, contexte socio-économique et politique, le tout permettant parfois à l’individu d’impulser et de réussir son départ.
L’un de mes anciens professeurs de psychologie compare souvent son travail à celui d’un agriculteur: « je lance du bon grain et lorsque la terre est bonne cela prend ». Nous pensons qu’il exprime le fait qu’un étudiant doué ne peut s’épanouir que s’il est nourrit par son environnement académique et qu’un individu moyen ne pourra jamais totalement utiliser le potentiel d’une situation favorable : l’individu se construit avant tout par l’interaction entre son environnement et ses dispositions naturelles.
Pour bien partir de l’entreprise, l’individu a donc besoin d’un environnement protecteur mais aussi de dispositions personnelles favorables. L’idée n’est pas de mettre à jour la part la plus importante, mais de décrire ces deux aspects du processus de résilience de départ.
Qu’entend on exactement par environnement protecteur ? Si nous reprenons le cas de Christophe, son départ de l’entreprise pour une autre activité fut favorisé par le fait qu’il existe une possibilité de couverture sociale en période de chômage mais aussi par le soutien financier et moral de sa femme, elle-même salariée dans une grande entreprise. Le fait d’habiter la région Parisienne, première région économique d’Europe, lui a aussi permis d’accéder à un marché potentiel plus important. Son réseau relationnel, lié notamment à des études dans une grande école de commerce, a indubitablement facilité sa rencontre avec cette personne, entrepreneur dans l’âme et partageant la même passion pour les voitures anciennes.
À propos des dispositions de Christophe, le premier atout à mettre à son crédit est celui d’avoir identifié sa frustration, c’est à dire d’avoir pris en compte son monde émotionnel, d’avoir pu poser un diagnostic d’échec, en clair d’avoir été lucide sur la situation. Or cette première étape de lucidité nécessite de pouvoir regarder la vérité en face, droit dans les yeux malgré l’angoisse. Deuxièmement, Christophe malgré cet échec professionnel a pu conserver une appétence pour le travail à travers notamment son rêve, celui de vivre de sa passion. Troisièmement, le caractère fougueux et convivial de Christophe a facilité son entente avec cette personne mais aussi son passage à l’action : deux jours après sa rencontre, sa décision était prise, telle une évidence.
Comme nous venons de le décrire, la conséquence principale pour l’individu ayant trouvé une nouvelle voie est de pouvoir fantasmer le futur[4], c’est à dire de pouvoir se projeter au delà des difficultés qu’une situation représente. Cette projection, tel un jardin secret va ainsi permettre à l’individu de pouvoir s’isoler psychiquement, de cliver sa perception du réel entre le « bon futur » et le « mauvais présent ». L’individu sera ainsi capable d’apprécier la situation comme « un mal pour un bien », de goûter au plaisir d’un plaisir différé. En clair la résilience passe d’abord par un déni de la réalité immédiate, ce qui n’est pas possible si l’individu ne se base que sur un ajustement face à des contraintes quotidiennes. Se donner du temps pour rêver permet ainsi de créer une bulle psychique protectrice et créatrice d’avenir.
Clémence est une assistante dévouée au sein d’une grande entreprise internationale. Appréciée par l’ensemble de son service, les gens s’accordent à reconnaître son goût pour la décoration et l’organisation de réception. Malgré une bonne entente avec ses collègues, Clémence est fatiguée. Tous les jours, elle doit faire face à un nombre incalculable de contraintes et ne trouve plus la disponibilité psychique pour penser à autre chose qu’au présent. Elle souhaiterait quitter l’entreprise, notamment en raison du comportement irrespectueux de son manager, mais n’ose pas, ne sait pas. Suite à un diagnostic de dépression, Clémence reste un mois en arrêt maladie. Au cours de cet arrêt, elle se met à lire un roman sur une femme éprise de peinture et qui décrit sa vie à travers de grandes œuvres picturales. Par associations d’idées, par rêverie, cette lecture provoque un déclic chez Clémence : elle veut ouvrir une boutique de décoration. Quelques mois après et grâce à sa très grande force de travail et à son relationnel, Clémence arrive à ouvrir une boutique de décoration, qui depuis marche très bien.
Pour favoriser la résilience, nous devons conserver notre propension à rêver.
Le rêve est ce qui donne un sens au passé et une direction au futur. Une étude publié en 2000 dans Science par l’équipe du Pr Stickgold[5] montre que le rêve est avant tout un moyen pour le corps de classer, d’ordonner les événements afin de les rattacher à la mémoire. Ce processus permet ainsi à l’individu de construire une cohérence du souvenir, cette cohérence formant son identité propre, son ADN mnésique. Chacun enregistre tous le jours un nombre important d’informations qu’il n’a pas la possibilité d’interpréter dans l’immédiat de la journée. Ce processus ne peut se faire que durant la nuit. Le rêve permet ainsi de rattacher le présent à ce qui a fait sens dans notre passé, c’est à dire aux événements signifiants de notre vie. Damasio[6], Neurologue Portugais vivant aux Etats-Unis nous indique que chaque événement marquant va venir colorer émotionnellement les autres événements de notre vie. Le corps est ainsi marqué à vie par notre passé par le biais de notre système émotionnel. Ce qu’il y a d’important à retenir est que chacun va avoir été marqué par des événements différents et c’est dans cet ADN mnésique que les rêves se construisent, que les projets se font. Chacun dispose ainsi d’un alphabet émotionnel différent pour intégrer ses expériences du présent et se projeter dans le futur. Le nombre de projets rêvés est potentiellement aussi important que le nombre d’individus.
Pour trouver une nouvelle voie, encore faut-il que l’entreprise moderne et la société hypermoderne, nous permettent non seulement de rêver mais aussi de conserver une capacité à différer le plaisir. Gilles Deleuze nous alerte sur le rôle que le capitalisme culturel induit dans la standardisation des existences, dans la fabrication de rêves marketing collés aux seuls intérêts immédiats du marché. Suivant, Bernard Stiegler[7], la société est devenue hyperindustrielle, ce qui signifie la perte généralisée de l’individuation. « Le concept de perte d’individuation introduit par Gilbert Simondon exprimait ce qui advint au XIXe siècle à l’ouvrier soumis au service de la machine-outil : il perdit son savoir-faire et par là même son individualité, se trouvant ainsi réduit à la condition de prolétaire. Désormais, c’est le consommateur qui est standardisé dans ses comportements par le formatage et la fabrication artificielle de ses désirs. Il y perd ses savoirs-vivre, c’est à dire ses possibilités d’exister. »
Dans une société de l’immédiate consommation, la frustration n’a plus sa place. Tout désir de consommation doit être assouvi dans un délai proche de l’immédiat. Aussi, de génération en génération, l’individu devient difficilement capable de projeter son désir dans un temps long: Faire un projet à long-terme n’est plus possible. Une jeune fille, âgée de 25 ans nous décrivait la règle de l’immédiateté lors de ses sorties : « on n’aime pas prévoir nos sorties, ça nous est insupportable. On voit sur le moment et dès qu’on s’ennuie, on part. Faut que ça bouge s non on se sent pas bien ». Ce type de discours peut paraître exagéré mais il nous paraît refléter une grande vérité de la société actuelle. Il suffit d’observer le discours des publicités multimédia : « tout communiquer, tout voir, un nouveau monde : le votre ! ». La connexion et le choix sont instantanés et éphémères. Dans ce contexte, la patience devient le manque de réactivité, la réflexion devient un manque de pragmatisme. En fait, le temps court, celui de l’entreprise a pris le dessus sur le temps long, celui du véritable désir. Le plaisir immédiat devient la norme, le sens que l’individu donne à sa vie. Nicole Aubert, psychosociologue, effectue le même constat dans un ouvrage sur l’urgence du temps « Entre urgence et désir, entre vide et trop plein, l'individu contemporain recherche dans l'intensité de la vie une immédiate éternité».[8]
Pourtant retrouver le temps de la rêverie, de l’élaboration du désir, permet à l’individu de renforcer sa capacité de projection et donc de résilience de départ. Mais pour notre civilisation occidentale, dominée par l'immédiat et la rationalité, le rêve est un phénomène négligeable. Or, autant le plaisir fait partie de la culture passive (ça me fait plaisir), autant la rêverie fait partie de la culture active (je rêve de ça). Comme le rappelle Cyrulnik[9], « la culture créative est un liant social qui donne espoir aux épreuves de l’existence, alors que la culture passive est une distraction qui fait passer le temps mais ne résout rien » (p.242). Il est intéressant de rappeler que dans l’antiquité, les civilisations égyptiennes, grecques et romaines accordaient une place importante au rêve pour guider leur vie. Il est à l'origine de nombreuses croyances et étroitement lié à la vie des cités. Toutes ces civilisations bâtissent des temples « d'incubation » où l'on vient pour dormir et faire interpréter ses rêves. On y cherche, non sans raison, l'explication et la guérison de certaines maladies.
D’autre part, si l’individu socialement classé, intériorise l’idée selon laquelle son destin ne lui appartient pas , quelle chance a-t-il de développer un projet lui permettant de partir ? Le discours « victimisant » peut jouer un rôle important dans l’issue résiliente. Depuis plusieurs années, le courant du constructivisme social[10] s’efforce d’expliquer que le comportement d’un individu se détermine en fonction du discours que son entourage va avoir à son sujet, notamment parce que celui-ci l’intériorise. Or nous sommes tous entourés de proches ayant une forte propension à clôturer nos possibilités dans des catégories fermées. Imaginons que Clémence ait un mari qui lui explique régulièrement que lorsque l’on est salarié et simple secrétaire on a déjà de la chance d’avoir du travail et que l’on ne devrait pas se plaindre. Quel aurait pu être la propension de Clémence à faire des projets si elle avait intériorisé ce discours ?
Plus le discours de l’entourage sera normalisé et plus l’imagination d’un individu, sa capacité à bricoler des solutions aux problèmes sera susceptible d’autolimitation. Au contraire un entourage dont le discours reste ouvert et optimiste permettra à l’individu de pouvoir constituer plusieurs scénarii professionnels. L’enthousiasme peut bien souvent naître d’une rencontre avec des mots faisant échos à un rêve. Ainsi Joseph Swann, ayant quitté l’école à 13 ans et qui suite à une conférence sur l’électricité, deviendra, par passion, l’un des inventeurs de l’ampoule, pratiquement au même moment qu’Edison.[11]Certains individus, sans doute parce qu’il y a une ouverture à l’absorption du discours, saisissent ce type de discours pour donner une direction à leur rêve. L’individu a un rôle actif dans l’accueil du discours. La lecture, la culture en général, parce qu’elle véhicule un discours, peut aider un esprit préparé à sortir d’un carcan de relations bloquantes.
Thierry Ardisson, révèle dans sa biographie comment ses rencontres littéraires et humaines lui ont permis de sortir d’un système familial limitant : « Heureusement, à Milly-la-Forêt, je réussis à me faire un pote un mec d’une quinzaine d’années. Je cherche son nom, son prénom. Beaujouan ! Gérard Beaujouan ! Gérard Beaujouan m’impressionnait. Elégant, intelligent, beau, blond, angélique. Et défoncé, Gérard écrivait des poèmes et se rendait de temps en temps à Paris, pour assister au Club des Poètes de Philippe Soupault. Rien que ça, ça me semblait déjà surréaliste : « aller à Paris », Je n’y avais encore jamais mis les pieds. » (p.83)[12]. Ce type de rencontre parce qu’elle montre un autre possible, permis à Ardisson de confirmer qu’une autre réalité existait au delà du possible familial.
A ce stade de notre propos nous pouvons proposer que trois aspects facilitent la résilience : le rêve, la patience et la rencontre.
©Matthieu Poirot,2007-2016.
[1] Werner, E.E. (1992) "The children of Kauiai: Resiliency and recovery in Adolscence and Adulthood" Journal of Adolescence and health, 13, 262-268.
[2] Pines, M (1979) "Superkids", Psychology Today, 13,53-63.
[3] Rutter, M (1985) “Resilience in the face of adversity. Protective factors and resistance to psychiatric disorder” , British Journal of Psychiatry, 147, 598-611.; Rutter, M. (1994) « La résilience, quelques considérations théoriques », in M.Bolognini, B.Plancherel, R.Nunez et W.Bettschart (éds), Préadolescence: théorie, recherche et clinique, Paris, ESF.
[4] Nous pouvons rapprocher le fantasme du futur, du roman familial de Freud. Selon Laplanche et Pontalis (PUF, 1967), le roman familial est une expression créée par Freud pour désigner les fantasmes par lesquels le sujet modifie imaginairement ses liens avec ses parents (imaginant par exemple qu’il est un enfant trouvé). C’est une construction inconsciente permettant à l’enfant de développer l’idée qu’il se débarrasse de sa famille d’origine pour en adopter une autre, plus conforme à son désir.
[5] Stickgold, R et coll (2000), “Replaying the game : hypnagogic images in normals and amnesics”, Science, 290 (5490); 247-249.
[6] Damasio, A (1995), L’erreur de Descartes , Odil Jacob.
[7] Bernard Stiegler, Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu, Le Monde diplomatique, Juin 2004.
[8] Nicole Aubert (2003), Le culte de l’urgence, la société malade du temps, Paris : Flammarion.
[9] Cyrulnick, B (2001), Le vilain petit canard, Odil Jacob.
[10] Gergen, K,J. (2005), Construire la réalité : Un nouvel avenir pour la psychothérapie, Paris : Seuil.
courant de pensé s’insurgeant contre les explications linéaires du type « si tu es fils de délinquant alors tu seras délinquant », dans le sens ou ce type de pensée essentialise l’individu comme séparé de son contexte sociolinguistique : nous nous construisons en interaction avec le discours d’autrui.
[11] Vanistandael, S (2002), « la résilience, un regard qui fait vivre », Conférence prononcée dans le cadre du BICE.
[12] Ardisson, T et Kieffer, P (2005), Confession d’un baby-boomer, Paris : Flammarion.
Lors d’une intervention, nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec Pierre, 35 ans, commercial dans une grande banque mutualiste. La nouvelle stratégie de cette banque avait repositionné les priorités commerciales vers les clients solvables et rentables, et vers une offre produit plus agressive et formatée. Pour Pierre ce changement était vécu comme douloureux car il voyait son métier comme celui d’un fonctionnaire au service du client. Au-delà d’un accompagnement du changement, la nouvelle stratégie de son entreprise s’éloignait trop de son système de valeur pour qu’il souhaite y rester. Pourtant Pierre resta deux années, notamment par peur du chômage . Au final, il fut arrêté pour dépression, ces années d’inconfort dans le travail l’ayant progressivement épuisé. Bien sûr, cette situation ne fut productive pour personne : ni pour Pierre ni pour la banque.
Pierre est ainsi capable d’identifier son propre système de valeur et ainsi d’identifier son désaccord, son conflit de valeur avec l’entreprise ce qui ne l’empêche pas d’y demeurer. Comment l’expliquer ? Jusqu’où un individu est-il capable de négocier avec lui-même ? Nous pouvons formuler l’idée, sans doute pleine de bon sens, qu’avant de partir, il faut savoir où aller. Or dans un environnement économique peu favorable à la mobilité, le discours médiatique nous indique qu’ailleurs n’existe pas, que le marché affiche « complet ». Pierre a ainsi intériorisé depuis longtemps que partir de son entreprise était un danger insurmontable.
Le concept de résilience
Pourtant certaines personnes font le choix du départ et le réussissent. Qu’est-ce qui différencie les individus sur ce point ? A travers le filtre de notre expérience, nous avons choisi d’expliquer ce phénomène par le concept de résilience, c’est à dire la capacité de rebondir dans une situation potentiellement traumatisante. Ce concept est issu des observations d'Emily Werner, menées dans les années quatre-vingt auprès d'une cohorte d'enfants de l'île de Kauai[1]. Cet auteur a observé que certains enfants vivant des situations de stress chronique étaient parvenus à mener une existence adulte équilibrée et riche de sens. A la même époque, Pines[2] observe que certains enfants avaient non seulement survécu à des événements aversifs et parfois dramatiques, mais qu'ils s'en sortaient mieux que les autres enfants dans leur vie d’adulte. En fait ces enfants faisaient preuve d’une plus grande inventivité dans leurs réponses aux situations difficiles.
Christophe était consultant en marketing dans un cabinet Parisien. De nature consciencieuse et dynamique, Christophe multipliait les missions réussies depuis 4 ans sans qu’il n’arrive à accéder à une position de management. La frustration engendrée par cette situation lui diminuait le moral ; lui qui était toujours le premier à rire n’arrivait même plus à sourire. Mais Christophe, malgré la difficulté de la situation avait un rêve, une passion : les voitures de collection. Au cours d’une soirée, Christophe rencontra un jeune patron, dirigeant d’une entreprise de location de voitures anciennes pour des événements. Christophe n’hésita pas. Il pris son numéro et trois mois après, il s’associa avec cette personne. Malgré les tracas et la perte financière due à un nouveau départ professionnel, Christophe se sent mieux et son sourire légendaire est revenu.
Rutter[3], pédopsychiatre a tenté d’expliquer la résilience. On peut conclure de ses travaux que la résilience n'est pas un trait de personnalité mais un processus ayant conduit l’individu à faire face à l’adversité. Un individu est résilient par rapport à son vécu et non par ce qu’il est. Ainsi un personne vivant une vie sans incidence majeure, ne peut être considérée comme résiliente, même si certains traits de personnalité lui auraient permis de l’être (être optimiste par exemple).
Le psychanalyste Serge Tisseron (Le monde Diplomatique 2003) rappelle que la résilience n’est pas un acquis, une base, mais bien la conséquence face à une situation potentiellement traumatisante. Ainsi l’individu résilient dans une situation ne le sera pas forcément dans une autre. Il convient avant tout de définir la situation pour ensuite préciser les facteurs permettant une issue résiliente. La situation que nous évoquons ici concerne le départ de l’entreprise quand celle-ci ne répond plus à nos attentes. L’idée n’est pas de définir l’individu par rapport à son mode d’adaptation mais par rapport à un système complexe mêlant chance et rêve, contexte socio-économique et politique, le tout permettant parfois à l’individu d’impulser et de réussir son départ.
L’un de mes anciens professeurs de psychologie compare souvent son travail à celui d’un agriculteur: « je lance du bon grain et lorsque la terre est bonne cela prend ». Nous pensons qu’il exprime le fait qu’un étudiant doué ne peut s’épanouir que s’il est nourrit par son environnement académique et qu’un individu moyen ne pourra jamais totalement utiliser le potentiel d’une situation favorable : l’individu se construit avant tout par l’interaction entre son environnement et ses dispositions naturelles.
Pour bien partir de l’entreprise, l’individu a donc besoin d’un environnement protecteur mais aussi de dispositions personnelles favorables. L’idée n’est pas de mettre à jour la part la plus importante, mais de décrire ces deux aspects du processus de résilience de départ.
Qu’entend on exactement par environnement protecteur ? Si nous reprenons le cas de Christophe, son départ de l’entreprise pour une autre activité fut favorisé par le fait qu’il existe une possibilité de couverture sociale en période de chômage mais aussi par le soutien financier et moral de sa femme, elle-même salariée dans une grande entreprise. Le fait d’habiter la région Parisienne, première région économique d’Europe, lui a aussi permis d’accéder à un marché potentiel plus important. Son réseau relationnel, lié notamment à des études dans une grande école de commerce, a indubitablement facilité sa rencontre avec cette personne, entrepreneur dans l’âme et partageant la même passion pour les voitures anciennes.
À propos des dispositions de Christophe, le premier atout à mettre à son crédit est celui d’avoir identifié sa frustration, c’est à dire d’avoir pris en compte son monde émotionnel, d’avoir pu poser un diagnostic d’échec, en clair d’avoir été lucide sur la situation. Or cette première étape de lucidité nécessite de pouvoir regarder la vérité en face, droit dans les yeux malgré l’angoisse. Deuxièmement, Christophe malgré cet échec professionnel a pu conserver une appétence pour le travail à travers notamment son rêve, celui de vivre de sa passion. Troisièmement, le caractère fougueux et convivial de Christophe a facilité son entente avec cette personne mais aussi son passage à l’action : deux jours après sa rencontre, sa décision était prise, telle une évidence.
Comme nous venons de le décrire, la conséquence principale pour l’individu ayant trouvé une nouvelle voie est de pouvoir fantasmer le futur[4], c’est à dire de pouvoir se projeter au delà des difficultés qu’une situation représente. Cette projection, tel un jardin secret va ainsi permettre à l’individu de pouvoir s’isoler psychiquement, de cliver sa perception du réel entre le « bon futur » et le « mauvais présent ». L’individu sera ainsi capable d’apprécier la situation comme « un mal pour un bien », de goûter au plaisir d’un plaisir différé. En clair la résilience passe d’abord par un déni de la réalité immédiate, ce qui n’est pas possible si l’individu ne se base que sur un ajustement face à des contraintes quotidiennes. Se donner du temps pour rêver permet ainsi de créer une bulle psychique protectrice et créatrice d’avenir.
Clémence est une assistante dévouée au sein d’une grande entreprise internationale. Appréciée par l’ensemble de son service, les gens s’accordent à reconnaître son goût pour la décoration et l’organisation de réception. Malgré une bonne entente avec ses collègues, Clémence est fatiguée. Tous les jours, elle doit faire face à un nombre incalculable de contraintes et ne trouve plus la disponibilité psychique pour penser à autre chose qu’au présent. Elle souhaiterait quitter l’entreprise, notamment en raison du comportement irrespectueux de son manager, mais n’ose pas, ne sait pas. Suite à un diagnostic de dépression, Clémence reste un mois en arrêt maladie. Au cours de cet arrêt, elle se met à lire un roman sur une femme éprise de peinture et qui décrit sa vie à travers de grandes œuvres picturales. Par associations d’idées, par rêverie, cette lecture provoque un déclic chez Clémence : elle veut ouvrir une boutique de décoration. Quelques mois après et grâce à sa très grande force de travail et à son relationnel, Clémence arrive à ouvrir une boutique de décoration, qui depuis marche très bien.
Pour favoriser la résilience, nous devons conserver notre propension à rêver.
Le rêve est ce qui donne un sens au passé et une direction au futur. Une étude publié en 2000 dans Science par l’équipe du Pr Stickgold[5] montre que le rêve est avant tout un moyen pour le corps de classer, d’ordonner les événements afin de les rattacher à la mémoire. Ce processus permet ainsi à l’individu de construire une cohérence du souvenir, cette cohérence formant son identité propre, son ADN mnésique. Chacun enregistre tous le jours un nombre important d’informations qu’il n’a pas la possibilité d’interpréter dans l’immédiat de la journée. Ce processus ne peut se faire que durant la nuit. Le rêve permet ainsi de rattacher le présent à ce qui a fait sens dans notre passé, c’est à dire aux événements signifiants de notre vie. Damasio[6], Neurologue Portugais vivant aux Etats-Unis nous indique que chaque événement marquant va venir colorer émotionnellement les autres événements de notre vie. Le corps est ainsi marqué à vie par notre passé par le biais de notre système émotionnel. Ce qu’il y a d’important à retenir est que chacun va avoir été marqué par des événements différents et c’est dans cet ADN mnésique que les rêves se construisent, que les projets se font. Chacun dispose ainsi d’un alphabet émotionnel différent pour intégrer ses expériences du présent et se projeter dans le futur. Le nombre de projets rêvés est potentiellement aussi important que le nombre d’individus.
Pour trouver une nouvelle voie, encore faut-il que l’entreprise moderne et la société hypermoderne, nous permettent non seulement de rêver mais aussi de conserver une capacité à différer le plaisir. Gilles Deleuze nous alerte sur le rôle que le capitalisme culturel induit dans la standardisation des existences, dans la fabrication de rêves marketing collés aux seuls intérêts immédiats du marché. Suivant, Bernard Stiegler[7], la société est devenue hyperindustrielle, ce qui signifie la perte généralisée de l’individuation. « Le concept de perte d’individuation introduit par Gilbert Simondon exprimait ce qui advint au XIXe siècle à l’ouvrier soumis au service de la machine-outil : il perdit son savoir-faire et par là même son individualité, se trouvant ainsi réduit à la condition de prolétaire. Désormais, c’est le consommateur qui est standardisé dans ses comportements par le formatage et la fabrication artificielle de ses désirs. Il y perd ses savoirs-vivre, c’est à dire ses possibilités d’exister. »
Dans une société de l’immédiate consommation, la frustration n’a plus sa place. Tout désir de consommation doit être assouvi dans un délai proche de l’immédiat. Aussi, de génération en génération, l’individu devient difficilement capable de projeter son désir dans un temps long: Faire un projet à long-terme n’est plus possible. Une jeune fille, âgée de 25 ans nous décrivait la règle de l’immédiateté lors de ses sorties : « on n’aime pas prévoir nos sorties, ça nous est insupportable. On voit sur le moment et dès qu’on s’ennuie, on part. Faut que ça bouge s non on se sent pas bien ». Ce type de discours peut paraître exagéré mais il nous paraît refléter une grande vérité de la société actuelle. Il suffit d’observer le discours des publicités multimédia : « tout communiquer, tout voir, un nouveau monde : le votre ! ». La connexion et le choix sont instantanés et éphémères. Dans ce contexte, la patience devient le manque de réactivité, la réflexion devient un manque de pragmatisme. En fait, le temps court, celui de l’entreprise a pris le dessus sur le temps long, celui du véritable désir. Le plaisir immédiat devient la norme, le sens que l’individu donne à sa vie. Nicole Aubert, psychosociologue, effectue le même constat dans un ouvrage sur l’urgence du temps « Entre urgence et désir, entre vide et trop plein, l'individu contemporain recherche dans l'intensité de la vie une immédiate éternité».[8]
N’oublions pas l’adage selon lequel « la patience est l’art d’espérer ».
Pourtant retrouver le temps de la rêverie, de l’élaboration du désir, permet à l’individu de renforcer sa capacité de projection et donc de résilience de départ. Mais pour notre civilisation occidentale, dominée par l'immédiat et la rationalité, le rêve est un phénomène négligeable. Or, autant le plaisir fait partie de la culture passive (ça me fait plaisir), autant la rêverie fait partie de la culture active (je rêve de ça). Comme le rappelle Cyrulnik[9], « la culture créative est un liant social qui donne espoir aux épreuves de l’existence, alors que la culture passive est une distraction qui fait passer le temps mais ne résout rien » (p.242). Il est intéressant de rappeler que dans l’antiquité, les civilisations égyptiennes, grecques et romaines accordaient une place importante au rêve pour guider leur vie. Il est à l'origine de nombreuses croyances et étroitement lié à la vie des cités. Toutes ces civilisations bâtissent des temples « d'incubation » où l'on vient pour dormir et faire interpréter ses rêves. On y cherche, non sans raison, l'explication et la guérison de certaines maladies.
D’autre part, si l’individu socialement classé, intériorise l’idée selon laquelle son destin ne lui appartient pas , quelle chance a-t-il de développer un projet lui permettant de partir ? Le discours « victimisant » peut jouer un rôle important dans l’issue résiliente. Depuis plusieurs années, le courant du constructivisme social[10] s’efforce d’expliquer que le comportement d’un individu se détermine en fonction du discours que son entourage va avoir à son sujet, notamment parce que celui-ci l’intériorise. Or nous sommes tous entourés de proches ayant une forte propension à clôturer nos possibilités dans des catégories fermées. Imaginons que Clémence ait un mari qui lui explique régulièrement que lorsque l’on est salarié et simple secrétaire on a déjà de la chance d’avoir du travail et que l’on ne devrait pas se plaindre. Quel aurait pu être la propension de Clémence à faire des projets si elle avait intériorisé ce discours ?
La propension à la résilience dépend des possibilités que le discours ambiant nous fait entrevoir.
Plus le discours de l’entourage sera normalisé et plus l’imagination d’un individu, sa capacité à bricoler des solutions aux problèmes sera susceptible d’autolimitation. Au contraire un entourage dont le discours reste ouvert et optimiste permettra à l’individu de pouvoir constituer plusieurs scénarii professionnels. L’enthousiasme peut bien souvent naître d’une rencontre avec des mots faisant échos à un rêve. Ainsi Joseph Swann, ayant quitté l’école à 13 ans et qui suite à une conférence sur l’électricité, deviendra, par passion, l’un des inventeurs de l’ampoule, pratiquement au même moment qu’Edison.[11]Certains individus, sans doute parce qu’il y a une ouverture à l’absorption du discours, saisissent ce type de discours pour donner une direction à leur rêve. L’individu a un rôle actif dans l’accueil du discours. La lecture, la culture en général, parce qu’elle véhicule un discours, peut aider un esprit préparé à sortir d’un carcan de relations bloquantes.
Thierry Ardisson, révèle dans sa biographie comment ses rencontres littéraires et humaines lui ont permis de sortir d’un système familial limitant : « Heureusement, à Milly-la-Forêt, je réussis à me faire un pote un mec d’une quinzaine d’années. Je cherche son nom, son prénom. Beaujouan ! Gérard Beaujouan ! Gérard Beaujouan m’impressionnait. Elégant, intelligent, beau, blond, angélique. Et défoncé, Gérard écrivait des poèmes et se rendait de temps en temps à Paris, pour assister au Club des Poètes de Philippe Soupault. Rien que ça, ça me semblait déjà surréaliste : « aller à Paris », Je n’y avais encore jamais mis les pieds. » (p.83)[12]. Ce type de rencontre parce qu’elle montre un autre possible, permis à Ardisson de confirmer qu’une autre réalité existait au delà du possible familial.
A ce stade de notre propos nous pouvons proposer que trois aspects facilitent la résilience : le rêve, la patience et la rencontre.
Matthieu Poirot
Expert en qualité de vie au travail, leadership et développement organisationnel
Expert in Quality of Life at Work, Leadership and Organizational Development
©Matthieu Poirot,2007-2016.
[1] Werner, E.E. (1992) "The children of Kauiai: Resiliency and recovery in Adolscence and Adulthood" Journal of Adolescence and health, 13, 262-268.
[2] Pines, M (1979) "Superkids", Psychology Today, 13,53-63.
[3] Rutter, M (1985) “Resilience in the face of adversity. Protective factors and resistance to psychiatric disorder” , British Journal of Psychiatry, 147, 598-611.; Rutter, M. (1994) « La résilience, quelques considérations théoriques », in M.Bolognini, B.Plancherel, R.Nunez et W.Bettschart (éds), Préadolescence: théorie, recherche et clinique, Paris, ESF.
[4] Nous pouvons rapprocher le fantasme du futur, du roman familial de Freud. Selon Laplanche et Pontalis (PUF, 1967), le roman familial est une expression créée par Freud pour désigner les fantasmes par lesquels le sujet modifie imaginairement ses liens avec ses parents (imaginant par exemple qu’il est un enfant trouvé). C’est une construction inconsciente permettant à l’enfant de développer l’idée qu’il se débarrasse de sa famille d’origine pour en adopter une autre, plus conforme à son désir.
[5] Stickgold, R et coll (2000), “Replaying the game : hypnagogic images in normals and amnesics”, Science, 290 (5490); 247-249.
[6] Damasio, A (1995), L’erreur de Descartes , Odil Jacob.
[7] Bernard Stiegler, Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu, Le Monde diplomatique, Juin 2004.
[8] Nicole Aubert (2003), Le culte de l’urgence, la société malade du temps, Paris : Flammarion.
[9] Cyrulnick, B (2001), Le vilain petit canard, Odil Jacob.
[10] Gergen, K,J. (2005), Construire la réalité : Un nouvel avenir pour la psychothérapie, Paris : Seuil.
courant de pensé s’insurgeant contre les explications linéaires du type « si tu es fils de délinquant alors tu seras délinquant », dans le sens ou ce type de pensée essentialise l’individu comme séparé de son contexte sociolinguistique : nous nous construisons en interaction avec le discours d’autrui.
[11] Vanistandael, S (2002), « la résilience, un regard qui fait vivre », Conférence prononcée dans le cadre du BICE.
[12] Ardisson, T et Kieffer, P (2005), Confession d’un baby-boomer, Paris : Flammarion.
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