samedi 4 octobre 2025


Pourquoi les transformations organisationnelles échouent-elles ?

 

Comment changer le le changement au 21ème siècle ? 

 


Pourquoi les approches descentes classiques ne marchent elle pas ? 

 

Depuis que nous intervenons dans les organisations en transformation, nous observons toujours les mêmes difficultés : avec l’aide d’une équipe importante de consultants, les leaders mettent en place un changement planifié qui se heurte à la résistance du terrain et qui finit par de la souffrance et des départs d’un côté comme de l’autre. Souvent la légitimité du changement n’est pas en cause. Ce qui l’est par contre concerne la méthodologie et le contenu. 

 

Implicitement, le livre classique de développement organisationnel « The Dynamics of Planned Change »(Lippitt, Watson et Westly, 1958) est toujours la référence des managers et consultants pour accompagner un changement. 

 

Schéma traditionnel : définir un problème  analyser et collecter de l’information  définir un objectif, un plan d’action et une équipe  évaluer les résultats. 

 

L’organisation va alors faire appel à un expert qui l’aidera à collecter et analyser les données, et diagnostiquer la problématique.  Il l’aidera à produire des recommandations mais cela sera au leader de définir ce qu’il veut pour l’équipe, le service, l’organisation. La théorie implicite est qu’il est possible de clarifier la solution d’un problème et que les difficultés d’implémentation ne sont que la résultante d’un manque de motivation ou de compétence des salariés. 

 

La vérité est que cette approche ne marche pas. Une très vaste majorité des changements échouent, mobilisant pour rien des ressources énormes en temps, argent, engagement.  Pourquoi cette approche si insatisfaisante reste-t-elle dominante depuis si longtemps ? Elle permet sans doute aux leaders d’avoir l’illusion de contrôler le changement et d’en être les créateurs, donc les héros.  Dans cette perspective planifiée, le changement est intéressant s’il permet d’augmenter le prestige personnel du leader pour servir sa carrière personnelle. Elle permet de garder le pouvoir. 

 

La réalité, surtout au 21ème siècle, est que la complexité du monde est trop importante pour espérer une approche trop planifiée.  Il existe une multitude de causes aux problématiques, avec des ramifications interconnectées dans les organisations et qui empêchent de pouvoir faire de la résolution simple de problèmes complexes.  La réalité de terrain est basée sur des interactions multiples d’individus en interdépendance, et faisant face à une activité du travail changeante, volatile et incertaine.  La solution d’une transformation réussie au 21ème siècle repose dans la capacité d’une organisation à mobiliser l’intelligence collective à travers un espoir partagé et permettant de générer des solutions émergeantes, adaptées à un contexte mouvant. 

 

La première question essentielle est donc : ma méthodologie permet-elle de créer une conversation innovante où chacun peut se retrouver ?

 

L’autre questionnement du changement planifié est qu’il ne prend pas en compte la réalité émotionnelle d’une organisation.  Bien sûr, celle-ci a pour fonction principale de produire de la valeur ajoutée sous forme de production manufacturière ou de service, qui n’aurait pas été possible en dehors d’une coopération collective. Mais il existe également une fonction psychique de l’organisation. Comme l’a montré le courant de la psychanalyse d’entreprise depuis les années 50, l’organisation permet aux individus et collectifs de lutter contre l’anxiété (Jacques, 1955). Pour aller plus loin, nous pourrions indiquer que chacun d’entre nous peut avoir une insécurité ontologique de base, c’est-à-dire le degré de questionnement existentielle sur l’utilité de sa vie, en fonction de la manière dont son environnement a pu y répondre durant son enfance.  Cette insécurité ontologique peut avoir particulièrement augmenté dans notre société du fait que l’individu n’est plus aussi porté par la communauté qui limitait l’autonomie mais fournissait en contrepartie à l’obéissance, un cadre collectif pour indiquer à la personne sa place et son utilité sociale. 

 

Tout parcourt social devient un devoir de performance et d’invention. Il en résulte une fatigue d’être soi (Ehrenberg, 1988). Progressivement, l’entreprise est devenue le lieu principal de réalisation de soi permettant de se défendre contre l’insécurité ontologique.  Tout changement, parce qu’il met en jeu cette dimension, met également en jeu des angoisses profondes chez les individus et les collectifs. 

 

Un collectif repose sur la représentation inconsciente d’un projet commun permettant d’apporter une sécurité ontologique à chacun. Lorsque ce contrat psychologique (Levinson, 1965) est rompu, alors apparait inéluctablement la recherche d’un bouc émissaire ayant pour fonction systémique de rétablir une frontière claire et rassurante sur qui fait partie du collectif, qui n’en fait pas partie, calmant ainsi l’insécurité ontologique. L’énergie du collectif n’est plus mise dans la recherche de solutions mais dans une spirale de défiance activant les routines défensives de l’organisation (Argyris, 1995) :

 

·      Blâmer un autre pour le problème (attribution externe[1])

·      Cacher la vérité aux dirigeants pour ne pas risquer d’être perçu comme le problématique

·      Faire ce qui est habituel pour ne pas faire de vague

·      Diluer la responsabilité en faisant en sorte que le problème n’appartienne à personne

·      Se sur-adapter au problème pour le contrôler de manière unilatérale et en cacher les conséquences collectives

 

Aucune chance que dans un tel contexte, des solutions émergeantes puissent apparaitre. Les routines défensives vont entrainer le collectif dans ses solutions habituelles, à la fois par clôture mentale et à la fois par peur de l’exclusion. Aucun droit à l’expérimentation pour trouver des solutions originales.  L’entreprise perd l’agilité nécessaire à sa transformation.  Pire, les solutions habituelles peuvent devenir le problème car elles amplifient les difficultés (Watzlawick, 1992).

 

Face à la complexité, il n’est pas possible de faire un lien direct et facile entre une action et un résultat planifié. Il n’est possible que de lancer des expérimentations, d’en évaluer les effets et de les amplifier s’ils s’avèrent positifs.  Le niveau de sécurité ontologique dans l’organisation doit être suffisamment élevé pour permettre réellement ce mécanisme d’essai-erreur par expérimentation. 

 

Changement Planifié 

 Changement Émergeant

Les problématiques sont indépendantes les unes des autres et peuvent être simplifiées

Les problématiques sont complexes, interdépendantes et mouvantes

La vision du leader est la solution principale

Les solutions sont souvent émergeantes en fonction de l’intelligence collective. Plusieurs discours peuvent cohabiter. 

Les décisions peuvent prises de manière rationnelle par un petit groupe de personnes compétentes

Les résultats sont aussi le fruit d’un inconscient collectif, émotionnel conduit par un besoin de sécurité ontologique

Il existe un lien direct entre la vision et les résultats produits

Il existe un mécanisme d’adaptation complexe qui sélectionne de manière implicite, par expérimentation d’essai-erreur, les solutions les plus à même de réduire l’insécurité ontologique, même si elles n’ont pas de lien avec la vision initiale du leader

Figure 1 : comparaison d’un changement planifié et émergeant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« 80% de nos problèmes devraient être réglés si les salariés suivaient les procédures et procès…. »

 

Parce que la méthodologie de changement est encore celle de type planifié, les organisations se retrouvent régulièrement en crise sociale.  Les leaders qui cherchent à contrôler de manière simplifiée un environnement complexe entrainent de l’échec et de la souffrance.  Cela entraine un cycle de crise sociale que nous détaillons dans la figure 2. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 2 : De la transformation à la crise sociale 

 

 

 

Alors même que le diagnostic d’un besoin de transformation est globalement légitime ; sur la forme, en tentant de sur-contrôler, le leader entraine une incapacité du collectif à faire émerger les solutions innovantes permettant de faire face à la complexité. Bien souvent par Ego et besoin personnel de contrôle (fort niveau d’insécurité ontologique de base), les leaders vont utiliser un changement planifié pensant obtenir rapidement les changements désirés. Au contraire, ils deviendront progressivement le problématique de l’organisation avec une volonté de plus en plus affichée des acteurs de l’entreprise de s’en « débarrasser ». L’énergie interne sera mise dans des combats de pouvoir au détriment de la recherche de solutions. Par ailleurs, ce contexte de transformation forcée a peu de chance de réussir à fournir les résultats désirés et peut entrainer une forte augmentation des risques psychosociaux, avec malheureusement parfois des drames comme un suicide ou un accident grave. 

 

 

Une approche innovante et collaborative de la transformation : l’Intervention Contextuelle Intégrative®

 

Un leader sera transformateur à partir du moment où il utilisera une méthode respectant les besoins du système humain qu’il sert. Dans le cadre d’une approche psychosociale, une organisation est un système relationnel et émotionnel portant sur des règles de transmission, structurant les comportements. Nous nous sommes inspirés des thérapies familiales systémiques, notamment la thérapies contextuelle (Boszormenyi-Nagy, 1980) afin de répondre à la question :  quel système relationnel permet-il d’apaiser l’insécurité ontologique de base dans une organisation ? 

 

Figure 3

 

 

 

 

 

Le temps

La relation est soumise à un principe de temporalité, impliquant qu’il est nécessaire de respecter le passé. Ainsi de nombreux conflits ont pour origine l’oubli de cette chaîne du temps dans la relation, par exemple, non-respect de l’âge et de l’ancienneté dans le métier. Dans les fusions-acquisitions, les conflits surgissent fréquemment de la non-reconnaissance de l’histoire de l’entreprise absorbée mais également de l’ordre temporel de création des deux entreprises. Il circule alors une sorte de fantôme émotionnel collectif.

 

Le fantôme émotionnel

Lorsque le passé n’a pas pu être célébré et le chagrin exprimé, la charge émotionnelle négative structure inconsciemment la dynamique présente du groupe (focalisation sur le passé et sur la liquidation de la dette) qui ne peut se projeter vers le futur avec une approche positive et orientée solution.

 

Un conflit ou un mal-être peuvent également naître lorsqu’une partie de l’histoire ne peut être dite, par exemple dans le cadre d’un secret, comme une relation extraconjugale passée entre des responsables. 

 

Lorsqu’une relation est saine, l’histoire est respectée et reconnue, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Ainsi, une personne en position d’autorité qui vient d’arriver doit respecter ce passé, en particulier les personnes la précédant, et leurs contributions. Le présent et le futur se construisent sur un passé. Il existe dans les organisations des mythes fondateurs, qu’il est nécessaire de connaître.

 

Le mythe fondateur

Ce système de croyances structure l’identité d’un collectif auquel tout nouveau membre doit adhérer (ou faire semblant d’adhérer) pour éviter l’exclusion. Le mythe fondateur de la « belle période » est le plus fréquent. Il se construit sur l’ancrage historique du collectif de travail de « pionniers » ayant « engendré » l’organisation et garants des valeurs du collectif dans un système égalitaire indifférencié. Le mythe est un discours agissant sur l’imaginaire du collectif. 

 

Aucun mythe fondateur ne peut être complètement supprimé dans une organisation, sauf à mettre en difficulté l’imaginaire collectif. Un mythe organisationnel a pour fonction de structurer le sens de l’action et l’organisation sociale du système. Lorsqu’un nouveau dirigeant veut « bousculer » l’organisation, il doit aussi prendre en compte cette limite possible du changement ou avoir conscientisé qu’en allant au-delà, il vise la destruction « symbolique » de l’organisation. 

La place

Dans un système, chacun occupe une place définie, ce qui fait que l’on peut savoir si nous sommes utiles (reconnaissance de notre contribution) et désirables (statut social). Ces deux informations permettent aux personnes de se situer socialement et de donner du sens à leur existence. 

Il peut y avoir une réelle difficulté à trouver sa place dans certains systèmes, en raison d’un souci d’individuation organisationnelle. Ce fonctionnement collectif permet la différenciation de ses membres ou au contraire l’obligation de se conformer. Un extrême sur ce continuum entraîne de grandes difficultés pour le bien-être et le fonctionnement du collectif. 

 

L’individuation organisationnelle

 

Efficacité

Bien-être

 

 

 

Différenciation exagérée

Pas de synergie des efforts et problèmes structurels de coordination du travail

Sentiment de ne pas appartenir à un groupe mais à un agrégat de personnes pouvant être en rivalité

Difficulté à définir une identité à travers le collectif

 

 

 

Conformisme rigide

Routines de travail refusant de s’adapter aux changements de l’environnement ou à intégrer les nouveautés extérieures 

Tension de ne pas pouvoir exprimer les différentes facettes de sa personnalité et de ne pouvoir évoluer en fonction de son propre vécu 

Peur régulière d’être exclu par le groupe

 

Les dysfonctionnements organisationnels peuvent provoquer des glissements de rôle ; le travail invisible mène à des dettes psychologiques de mérites cachés. 

 

Le glissement de rôle

Une personne qui fait à la place de quelqu’un d’autre force ce dernier à trouver d’autres rôles pour exister. Le flou dans la définition des fiches de postes peut faciliter ce processus et entraîner un décalage de plus en plus important entre prescrit et réel. Cette situation risque de conduire à une responsabilisation invisible, augmentant les problèmes de surcharge qui devient toxique par la dette de reconnaissance. Elle peut également entraîner un ressenti de disqualification (il fait à ma place car je ne sais pas faire), ce qui favorise aussi une dette de reconnaissance. 

 

Les résistances au changement sont souvent les plus fortes lorsque les personnes ont l’impression de ne plus avoir de place dans le système. Les périodes de transformation se répercutent généralement sur l’organisation collective qui avait été patiemment tricotée, ce qui entraîne glissements de rôle et perte d’identité, entrainant à son tour une différenciation exagérée du collectif avec son corolaire d’anxiété ou d’individualisme. 

La justice 

Une personne qui ne reçoit pas assez de signaux de reconnaissance génère des dettes psychologiques, dites de reconnaissance. Ces dettes peuvent être d’autant plus fortes qu’elles renvoient à des dettes psychologiques vécues dans son système familial passé ou présent. 

 

La dette de reconnaissance professionnelle

L’individu s’attend à ce que l’autre (une personne, un groupe, une entité) puisse reconnaître, à travers les trois dimensions de la reconnaissance (symbolique, de carrière et financière, voir chapitre 3), les efforts et souffrances, mérites nécessaires pour que le travail se fasse. Plus la personne ressent un manque de reconnaissance, plus le ressenti de dette augmente. L’impossibilité de son expression entraîne des effets psychologiques (stress aigu puis crise d’angoisse, burn-out, dépression…) ou physiques (troubles alimentaires, gastriques, fragilisation du corps face au cancer, problèmes de dos…). 

 

La légitimité d’un leader dépend en grande partie de sa connaissance et sa reconnaissance de ces différentes dettes. Il devra en connaître ce grand livre de la justice[2], souvent implicite mais agissant. 

 

Le grand livre de la justice

Ces connaissances implicites des mérites/dettes de chacun dans le collectif permettent de structurer la dynamique de justice ressentie globalement ainsi que le degré de légitimation de chacun des membres. Un manager ne reconnaissant pas un grand livre peut être mis en position de bouc émissaire. 

 

L’un des pièges classiques pour un manager est d’arriver en ne voulant pas faire l’effort de s’intéresser et reconnaître les dettes psychologiques ressenties par les collaborateurs, ce qui ne fait qu’accentuer le ressenti d’injustice. Le deuxième piège classique est de ne pas reconnaître les efforts d’adaptation qu’ont dû faire les collaborateurs en période de changement parce que, le changement étant devenu la norme, on ne se rend plus compte de cet effort. Il devient banalisé. Par ailleurs, souvent parce que le manager part de sa propre zone de confort face au changement, il juge excessives les réactions de stress des collaborateurs. Ce positionnement entraîne également des dettes de reconnaissance. 

Éviter de devenir le bouc émissaire

Le leader qui veut un collectif de travail en période de transformation doit respecter dans son action ces trois principes du temps, de place et de justice. Ce style de leadership contextuel s’oppose à un style « héroïque » présumant qu’une personne ou un petit groupe de personnes sont assez puissants pour faire changer un système, quitte à ne pas en respecter la cohérence. Un changement n’apparaît que s’il est réellement nécessaire à la survie d’un système. 

Le paradoxe d’un leader, notamment en situation de transformation, est qu’il doit tout autant amplifier les changements nécessaires que reconnaître le passé, et ce faisant dans un cadre fort de justice sociale. Un véritable leader n’est pas dans la domination mais dans le service d’un collectif. Lorsqu’il n’arrive pas à être le garant d’un système sain, il peut alors être placé en situation de bouc émissaire, passant de « sauveur » à « bourreau ».

 

Étude de cas

Un bouc émissaire pour résoudre la crise

M. Frank est directeur général de Touvabien, entreprise spécialisée dans la fabrication de pièces détachées pour l’aviation. Lorsqu’il est nommé en 2007, l’entreprise se porte bien et le problème principal à gérer est celui de la surcharge de travail. Malheureusement, la crise de 2008 a fragilisé le marché de l’entreprise et M. Frank doit prendre des dispositions draconiennes pour éviter que l’entreprise ne périclite : réduction des dépenses générales, réduction du personnel intérimaire, gel des embauches, arrêt des investissements. Le climat social se dégrade et une grève éclate M. Frank est bien seul au sein de son codir pour gérer la situation et le management intermédiaire n’est pas à la hauteur. En période de forte charge, le recrutement des managers n’a pas toujours été rigoureux et surtout personne n’a géré la situation des salariés posant des difficultés de performance. La paix sociale a été achetée. 

 

Dans ce contexte, M. Frank cristallise tous les mécontentements. Il se retrouve seul au front et les autres dirigeants, s’ils semblent le soutenir en surface, entendent bien profiter de cette situation pour se protéger. Les managers de proximité se positionnent de plus en plus comme simples collaborateurs et n’incitent pas à suivre les directives de l’entreprise. Cette situation entraîne une forte perte d’efficacité interne et marginalise les personnels de bonne intention. Afin que la crise ne perdure, l’actionnaire principal de l’entreprise décide de se séparer de M. Frank. 

 

D’un point de vue psychologique, pour que des salariés se représentent comme faisant partie d’un groupe, ils doivent s’appuyer sur un imaginaire inconscient d’un collectif constitué pour protéger tout un chacun. Cet imaginaire repose sur l’illusion que chaque membre, malgré ses différences, est accepté à sa juste valeur. Ce phénomène psychique a pour fonction de faire face aux difficultés du travail et aux angoisses existentielles, notamment celle d’être seul. Cette dimension affective du groupe engendre des dynamiques relationnelles complexes de rejet-intégration, dont un leader implicite peut s’emparer. Régulièrement, afin de resserrer les rangs, un bouc émissaire va être désigné. Il permet de mettre en avant les limites de ce qui constitue le groupe. Il y a « nous » et « lui » ou « eux ». Même si le bouc émissaire est un membre de l’organisation, la menace dont il serait porteur unit les autres dans une position de victimisation qui resserre les rangs du groupe. Cette dynamique paranoïaque de groupe est d’autant plus puissante que le groupe se représente lui-même comme victime du bouc émissaire, perçu comme coupable ; ce qui en justifie l’exclusion.

 

Les tentatives de changement ont tendance à échouer car elles ne respectent pas l’écologie du système humain de l’entreprise, ce qui a pour conséquence d’entraîner ces dynamiques malsaines au sein du collectif de travail. L’énergie du système est mise dans la question « qui est responsable ? » plutôt que dans la recherche de solutions. Les méthodes actuelles de changement, notamment stratégiques comme la matrice d’analyse SWOT, ont tendance à amplifier ce mécanisme. Quand les leaders utilisent ces méthodes visant à identifier les forces et les faiblesses de l’entreprise, l’esprit de chacun se focalise sur les manques, les fautes et les responsabilités. Nous sommes dans la logique de l’écart à combler entre l’existant et le réel. On ressort épuisé, frustré et non reconnu de ce type d’exercice, ce qui favorise en retour le biais collectif vers une dynamique paranoïaque de groupe. Pour réussir une transformation, le leader doit s’associer au système pour l’aider à amplifier positivement et respectueusement les changements nécessaires. 

 

Pour transformer sans casser la logique du système humain, il convient d’utiliser une méthode basée sur les trois axes du temps, de la place et de la justice. L’environnement actuel demande de l’innovation et de la collaboration. La stratégie de changement basée sur l’approche écologique du système que nous défendons se base sur les 3 piliers que nous avons définis plus haut.

L’axe temps

Le leader peut mettre en place un travail spécifique afin que les personnes se sentent incluses dans l’histoire du collectif de travail. 

Célébrer le passé

La mémoire des contributions de chacun reste dans l’histoire, ainsi que les victoires. Sans vision passéiste, il faut que le passé soit transmis aux nouvelles générations, dans ce qu’il a de bon, mais également dans les difficultés que l’entreprise a rencontrées. La chaîne du temps permet de tisser un lien symbolique fort entre les différentes générations. Une méthode d’apprentissage organisationnel conserve ainsi les différentes études de cas rencontrées par l’entreprise, lui permettant de bénéficier de l’expérience. 

Identifier les ressources du présent

Un travail spécifique focalise l’attention sur les atouts spécifiques de l’organisation, ce qui en fait une organisation à part et lui permet de compter, d’être unique. Cela peut être les valeurs, talents, compétences, produits et services, la culture, les routines organisationnelles, tout actif permettant à l’entreprise de faire mieux que les autres, d’apporter une valeur ajoutée spécifique. 

Rêver le futur

Il s’agit d’aider les personnes à se projeter dans un avenir qu’elles considèrent comme désirable et qui leur permet d’y trouver un sens. Ce travail de projection et de prospective qui focalise l’attention sur les résultats attractifs répond à un sens collectif et remplit les cœurs d’entrain. Il permet également de préciser les défis et les objectifs stratégiques que doit se donner l’entreprise pour s’adapter aux évolutions de son marché ainsi que les résultats précis à atteindre.

L’axe place

Le leader peut mettre en place un travail spécifique afin que les personnes trouvent leur place dans le collectif de travail. 

Clarifier le « quifaitquoi »

Les personnes doivent d’être claires sur les rôles et responsabilités de chacun, avec des périmètres d’action et des attendus bien définis. Il faut faire en sorte que les « territoires » soient connus et reconnus et que la transversalité soit favorisée au détriment de « bastions » impénétrables n’agissant pas ensemble. 

Focaliser les gens sur leurs forces

Chaque individu doit se sentir à sa place dans le système pour pouvoir y donner le meilleur de lui-même. Une stratégie managériale basée sur les compétences et les capacités répond à la question « qu’est-ce que je peux donner de meilleur de moi-même dans ce travail ? Comment ? ». Les objectifs stratégiques seront individualisés en fonction des forces et talents de chacun. 

Symboliser la nouvelle identité

La définition en commun d’une « personnalité » du collectif incluant les valeurs, destinées, aspirations fédérant un projet stratégique permet de savoir qui l’on est. Cette nouvelle identité passe ainsi par la construction de symboles tels que des emblèmes, des logos, des totems, des récits, des bannières… qui structurent l’imaginaire collectif et fournissent des points de repère aux personnes sur la question du « qui suis-je au travail ? ».

L’axe justice

Les personnes doivent ressentir l’équité du système auquel elles contribuent.

Donner une voix à chacun

Toute personne peut contribuer, dialoguer, réfléchir aux conséquences du changement et comment mettre en place ce changement, avoir une image complète des mouvements traversant son entreprise dans un cadre de travail défini. La mise en place d’une approche responsabilisant les personnes dans un rapport à l’entreprise, d’adulte à adulte, permet de pouvoir aussi négocier les changements. Les discussions stratégiques sont élargies à l’ensemble des constituants de l’entreprise. 

Reconnaître les efforts d’adaptation

Donner des signaux de reconnaissance et de gratitude aux personnes qui s’ajustent à une situation de changement, aussi petite soit-elle, rend justice aux contributions et prévient les dettes psychologiques de reconnaissance. Il faut éviter de minimiser ou de banaliser l’adaptation des gens et reconnaître la capacité de changement de l’être humain. 

Traiter dignement les « perdants » du changement

Certaines personnes vont finalement perdre quelque chose dans le changement. Il faut leur montrer du respect, entendre correctement leurs souffrances et traiter la situation le plus dignement possible, y compris d’un point de vue relationnel en étant exemplaire dans son propre comportement. Mieux vaut éviter les discours stigmatisant en oubliant la contribution des personnes qui devront partir de l’entreprise ou régresser. La logique de représailles lors de batailles internes pour un changement est aussi à proscrire. 

Lâcher prise et amplifier les forces positives

Nous partons de deux constats : les méthodes habituelles découpent analyse et mise en action ; le changement est descendant, partant du haut vers la « base ». Les étapes que nous décrivons servent à co-construire le changement avec les acteurs et à les mobiliser dès le départ de l’action. Cette approche est donc participative et basée sur l’intelligence du collectif. Comme l’indique Frédérique Laloux[3] dans son livre inspirant « Quand une vision collective émerge et tout le monde est rassemblé dans un même lieu, il se passe quelque chose d’extraordinaire. Chacun se relie de façon personnelle et émotionnelle à l’image du futur qui est train d’émerger. ». Nous proposons ci-dessous une démarche en trois étapes, visant à susciter le changement tout en respectant à chaque étape les piliers d’un système humain.

 

Accompagner une transformation

Étape 1 : honorer

Avant de projeter sur l’avenir, il est essentiel de définir ce qu’est l’entreprise et d’où elle vient. Un arbre pousse d’autant plus que ses racines sont profondes et bien ancrées. Le leader peut ainsi organiser une réunion de lancement sous forme de tables rondes de 8 à 12 participants maximum par table. Dans la mesure du possible, il choisit un endroit agréable et convivial où passer un bon moment (de l’espace, de la discrétion, du temps, de la lumière, de quoi boire et manger) et bien travailler (par exemple des feutres, stylos, des Post-it, des paperboards). Chaque table travaille et débat en autonomie sur plusieurs discussions puis les expose en plénière avec la synthèse des autres tables.  Les questions posées peuvent être :

-      Quelles ont été vos plus belles expériences dans cette entreprise/ce collectif de travail ? 

-      Quelle est l’histoire de notre entreprise/collectif de travail ? 

-      Qu’est-ce qui peut nous rendre très fiers dans cette histoire ? 

-      Que ne voulons-nous pas revivre, que voulons-nous revivre dans cette histoire ? 

-      Quels sont les mythes et héros de notre entreprise/collectif de travail ? Que nous inspirent-ils ?

-      Qui a pu souffrir pour faire vivre notre organisation ? Comment pouvons-nous honorer cette mémoire ?

-      Si notre entreprise/notre collectif était un animal, quel serait-il ? Pourquoi ? Pouvons-nous dessiner l’entreprise ? Quels sens donner à ce dessein ? 

-      Quelles sont nos valeurs profondes ? ’Quelle est la mission principale de notre entreprise/collectif de travail ? 

-      Qu’est-ce qui peut nous empêcher aujourd’hui de bien faire notre travail, qu’est-ce qui nous permet de bien faire notre travail ?

Étape 2 : imaginer

La nature humaine est dotée d’un biais négatif qui lui fait passer beaucoup plus de temps sur ce qui ne fonctionne pas que sur ce qu’il souhaite. La philosophie de cette étape est d’inviter les participants à cerner ce que pourrait être un futur désirable, en ancrant la réflexion dans les ressources et les forces du collectif et des individus. Cette étape doit permettre également d’imaginer ce qui donnera un sens et rendra fières les personnes. En agissant de la sorte, le leader peut libérer l’énergie positive qui se dégage d’une approche basée sur les motivations profondes. Cette étape doit se réaliser en suspension de jugement, sans brider l’ambition des objectifs proposés. Il est très important que cet exercice d’imagination échappe à deux écueils possibles : que le futur désiré soit trop « facile », peu challengeant, mais également qu’il soit trop vague et général. Se projeter dans un futur désiré aide les personnes à se coordonner pour mettre leurs ressources en commun et atteindre cette cible. À la suite de l’étape 1, ces questions peuvent également faire l’objet d’une animation particulière d’une demi-journée avec des tables rondes :

-      Quelles sont les valeurs et les contributions de l’entreprise que vous souhaiteriez voir perdurer ? 

-      Dans le contexte actuel, quelles sont les ressources et les forces de l’entreprise qui pourraient le plus contribuer au bien général ? 

-      Quelles sont les opportunités apportées par le contexte et les défis auxquels nous devons faire face ? 

-      Quand vous pensez au futur de votre entreprise/collectif de travail, qu’est-ce qui vous passionne et vous fait rêver ?

-      À quoi pourrait ressembler l’entreprise de vos rêves ? Pouvez-vous le représenter sous forme de dessein ou d’histoire ? 

-      À quoi pourra-t-on observer concrètement l’atteinte de ce rêve ? 

-      Quels sont les résultats qui vous rendront très fiers de vous ? 

-      Quels sont les comportements nécessaires pour réussir à atteindre ce rêve ? 

-      À quoi pourra-t-on observer que nous sommes sur le bon chemin ? 

-      Quelles seraient les étapes possibles sur le chemin de cette transformation ? 

-      Quels sacrifices ce futur peut-il me demander ? En quoi cela pourra-t-il avoir un sens profond dans mon développement personnel ? Comment est-ce que je souhaite que ce sacrifice soit reconnu ? 

Étape 3 : expérimenter

À peu près tous les consultants et livres qui conseillent les managers dans le changement adhérent à la même croyance : si vous voulez un changement efficace, il faut profondément préparer les fondations qui permettrons un changement effectif : 

-      installer le bon système informatique,

-      recruter différemment,

-      former, 

-      réorganiser, 

-      créer une nouvelle culture,

-      développer une stratégie de long terme.

L’idée est que si tout est fait correctement alors les résultats suivront… peut être. En fait, se focaliser sur le court terme est perçu comme mauvais et l’on forme les dirigeants à se focaliser sur le moyen terme. Comme si ce n’était pas les résultats à court terme qui déterminent également les résultats à moyen terme ! Pour autant, sur le terrain, la réalité est toute autre : le facteur de motivation le plus puissant dans les organisations est la performance immédiate. Le principe est simple : plus on réussit, plus cela motive à continuer. Une trop grande préparation n’est plus d’actualité lorsque cette actualité se fait au rythme de la volatilité. Cela veut dire que si vous voulez rentrer sur un nouveau marché, vous ne commencez pas par analyser ce marché mais vous faites un test : L’action précède la réussite. Le court terme peut être mauvais mais surtout lorsqu’il est mal exécuté. Le moyen terme peut être mauvais lorsqu’il confine à l’inaction. La logique de développement des organisations résilientes est la suivante : 

 

Détecter une opportunité de gain  Tester  Évaluer rapidement les résultats  Amplifier ou arrêter

 

Ce mode de fonctionnement nécessite une psychologie particulière : la tolérance à l’incertitude. Car pourquoi, au fond, passons-nous autant de temps dans la préparation si ce n’est pour faire face à notre besoin psychologique de contrôle ? Or dans un environnement caractérisé par l’incertitude, la bonne stratégie d’adaptation est de l’accepter plutôt que de reproduire un mode de fonctionnement inefficace, s’apparentant à un rituel magique. Les entreprises doivent donc apprendre à fonctionner par l’expérimentation. À la suite de l’étape 2, des groupes d’expérimentation peuvent être mis en place avec le fonctionnement suivant :

-      Des groupes transversaux de 7 personnes maximum auront une durée de vie de 1 à 3 mois sur un sujet précis. Cela permet de créer une vision d’ensemble des solutions ainsi que d’identifier rapidement qui sont les pilotes et responsables du projet.

-      Chaque groupe sera « sponsorisé » par un membre de la direction ou le leader de l’équipe qui consacre au moins 20 % de son temps à ce groupe d’expérimentation. Les moyens matériels comme une salle tranquille pour travailler seront garantis par le « sponsor ».

-      Le groupe doit produire le plus d’expérimentations possible en lien avec l’un des résultats désirés.

-      Après dialogue avec le leader « sponsor », entre 3 et 5 expérimentations sont mises en place immédiatement puis évaluées à 20, 30 et 100 jours. Un bilan est fait maximum 6 mois par la suite incluant l’analyse des résultats et les apprentissages. Bien entendu, les erreurs sont tolérées et sont considérées comme un résultat positif lorsqu’elles nourrissent l’apprentissage. 

Les questions principales à poser sont :

-      Pouvons-nous déjà observer certains résultats désirés ? Qu’est-ce qu’il y a de différent lorsque ça arrive ? Qu’est qui a permis que cela arrive ? 

-      Pour atteindre les résultats de notre entreprise rêvée, qu’est-ce que l’on peut tenter ici et maintenant ?

-      Quelles sont les actions les moins coûteuses en énergie et finances et qui pourraient avoir le plus d’impact positif dans notre transformation ?

-      Qu’est-ce que l’on pourrait arrêter de faire dans l’entreprise et qui donnerait plus de temps et de ressources pour expérimenter ? 

-      Qui sera responsable de quelle action ? Dans quels délais et avec quel indicateur de suivi ? De quels moyens avons-nous besoin pour cette action ? 

-      Qui pourrait être impacté négativement ? Comment accompagner cela avec respect et dignité ?

 

 

 

 

 

 

Étude de cas 

 

Dans l’entreprise OTICA, le nouveau directeur d’un site industriel d’envergure (plus de 1000 salariés) souhaite implanter pour des raisons stratégiques (besoin de plus de productivité pour réduire les coûts face à un contexte d’augmentation de la matière première) des méthodes de lean management. C’est une industrie de manufacture où les méthodes manquent de rigueur avec de nombreux défauts produit, des rebus mais également des accidents du travail.  Il s’entoure d’une équipe d’une dizaine de consultants chargés avec quelques directeurs, dont celui de la production et un nouveau directeur du lean management, de mettre en place rapidement le calendrier planifié des nouvelles méthodes : formation des superviseurs, mise en place des process, réorganisation de l’activité,…tout est maitrisé sur les slides et le fichier Excel de gestion de projet.  Malheureusement, tout ne se déroule pas comme prévu. Les superviseurs n’arrivent pas s’imposer auprès des opérateurs pour la mise en place des nouvelles procédures et manières de travailler, les différentes unités de production et même les fonctions supports agissent encore en silo ou coopèrent pas le biais d’une organisation informelle très complexe à saisir, basée sur du réseautage et des affinités.  La mise en place du lean de manière très directive entraine un certain nombre de difficultés, notamment celle de mettre en lumière le manque d’investissement dans certaines machines et la difficulté de coopérer entre les différentes unités de production. 

 

Plutôt que dans faire un travail commun permettant de pouvoir travailler aussi sur comment agir en collectif, la direction ne travaille qu’en mode « commando » avec l’équipe de consultant et les directeurs impliqués directement dans le lean.  Lorsque l’on écoute la vision du directeur de l’usine, sa vision semble tout à fait pertinente sur son contenu et ses projets de changement sont cohérents. Pour autant, la méthode ne fait qu’entrainer progressivement l’entreprise vers la crise jusqu’à un mouvement social de masse, des pertes financières importantes liées à un manque de productivité, des départs de cadres clefs, une augmentation significative des risques psychosociaux, des contentieux, des clients de plus en plus mécontents. 

 

1,5 ans après son arrivée, le directeur est licencié de manière brutale par le groupe international. Le nouveau patron, très habitué à naviguer dans des cultures différentes arrive avec une vision très différentes du changement et fait appel à nous pour qu’avec des différents acteurs, nous mettions en place une transformation collaborative. L’intervention est complexe car les frustrations se sont accumulées ; induisant cynisme, colère et défiance. Nous mettons en place une intervention en 3 phases permettant de faire émerger des solutions innovantes qui cadrent avec le besoin de lean : 

 

·      Phase 1 : définir une architecture d’accompagnement inclusive 

 

·      Phase 2 : donner du sens par un séminaire en groupe large, sur les bases de l’intervention contextuelle

 

·      Phase 3 : accompagner le déploiement d’expérimentations et de mini-projets 

 

·      Phase 4 : consolider le retour d’expérience ; les apprentissages organisationnels et relationnels

 

 

 

Conclusion

 

Face à la complexité croissante du monde, les leaders qui continueront d’utiliser une approche planifiée échouerons et ceux qui permettront une approche émergeante en seront les gagnants. 



[1] Théorie de l’attribution causale : 

[2] Voir par exemple Pierre Michard (2017), La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy : Enfant, Dette, et Don en Thérapie Familiale, Bruxelles, de Boeck. 

 

 

[3] Frédéric Laloux (2015), Reinventing Organisations : vers des communautés de travail inspirées, Diatenos.

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