Le paradoxe qui change tout
Lorsqu'une organisation traverse une crise majeure – restructuration, tensions sociales, perte de sens collective – notre premier réflexe nous pousse souvent vers un leadership de contrôle, directif, centré sur la gestion opérationnelle de l'urgence. Pourtant, dix-huit ans d'accompagnement d'organisations en difficulté m'ont amené à une conclusion contre-intuitive : c'est précisément dans les contextes les plus dégradés que le leadership positif devient le plus nécessaire et le plus impactant.
Cette affirmation peut sembler naïve, voire dangereuse. Elle ne l'est pas. Laissez-moi vous expliquer pourquoi.
Quand la crise révèle nos vrais besoins
La contagion émotionnelle en mode accéléré
Dans mes interventions lors de crises organisationnelles, j'observe systématiquement une dynamique toxique : la recherche de boucs émissaires. Lors des premières rencontres entre les acteurs – IRP, direction générale, DRH, médecin du travail – chacun parle avant tout de la responsabilité des autres. « Si la médecine du travail faisait son travail... », « La direction générale est incapable de comprendre... », « Avec les syndicats qui pourrissent la relation... »
Cette phase de crise aiguë active des mécanismes de défense qui paralysent l'action collective. Or, dans un tel environnement, les émotions du leader se propagent de manière exponentielle. J'ai travaillé avec Guillaume, un dirigeant qui n'exprimait que des émotions négatives pour parler de son entreprise. Particulièrement perfectionniste, il se focalisait très facilement sur le manque plutôt que sur le plein, ce qui entraînait frustration, agacement, inquiétude. Bien qu'ayant souvent raison sur le fond, ce mode de fonctionnement instaurait un climat émotionnel négatif par simple contagion.
Le cercle vicieux du délitement
Récemment, j'ai accompagné une équipe en crise identitaire profonde. Le diagnostic révélait un cercle vicieux implacable :
- La surcharge de travail et le manque de reconnaissance génèrent stress et démotivation
- Ce stress conduit à des arrêts maladie
- Ces absences augmentent la charge des collaborateurs présents
- Cette surcharge renforce le repli sur soi et l'absence de coopération
- Ce manque de coopération aggrave les difficultés à gérer la charge de travail
Ce cercle vicieux est d'autant plus difficile à briser que l'équipe manque du leadership nécessaire pour impulser une dynamique positive. Plusieurs collaborateurs se trouvaient dans une situation de « cage dorée » : insatisfaits mais craignant de ne pas retrouver ailleurs les mêmes avantages. Cette résignation expliquait en partie le manque d'engagement collectif.
Ce que nous enseigne la recherche
Des exemples qui défient l'intuition
Les travaux de Kim Cameron sur le leadership positif en contexte de crise nous offrent deux cas d'école remarquables.
L'hôpital menacé de fermeture
Un hôpital privé de Nouvelle-Angleterre était au bord de la faillite. Le P.-D.G. fut remplacé par l'ancien directeur des opérations qui travailla avec les équipes pour mettre en place une culture du pardon, de la gratitude, de l'humilité et de la générosité. Par exemple, il fit installer des doubles lits dans les maternités pour que les pères ne dorment plus dans des chaises.
Ces changements eurent pour impact une forte mobilisation du personnel, alors même que l'hôpital dut se séparer de 10% des effectifs. Suite à cette période, les résultats furent exceptionnels et l'hôpital retrouva une forte indépendance financière.
Les compagnies aériennes après le 11 septembre
L'étude de Gittell et Cameron sur la réponse des compagnies aériennes au 11 septembre 2001 est encore plus éclairante. Lorsque l'entreprise a su maintenir une bonne relation entre les collaborateurs, son rebond sur quatre ans a été meilleur que celui des autres compagnies, même sans passer par un licenciement collectif.
Le mécanisme psychologique sous-jacent
Ces exemples révèlent une loi de proportionnalité inversée :
Plus l'intensité de la crise augmente, plus le besoin de leadership positif s'accroît.
Pourquoi ? Parce que la crise :
- Épuise les réservoirs de ressources psychologiques – Les collaborateurs puisent dans leurs réserves émotionnelles jusqu'à l'épuisement
- Érode l'estime de soi collective – Les deux questions existentielles « Suis-je utile ? » et « Suis-je accepté ? » deviennent cruciales
- Fragmente le collectif – Le mode de fonctionnement individualiste se renforce
- Exacerbe le besoin de sens – Dans l'incertitude, nous cherchons désespérément une vision qui donne du sens
Or, seul un leadership positif peut recharger ces réservoirs et inverser la spirale descendante.
Mais attention : le leadership positif n'est pas du déni
Distinguer positivité et méthode Coué
Il est essentiel de clarifier ce que le leadership positif n'est PAS :
- Ce n'est pas nier la gravité de la situation
- Ce n'est pas appliquer la méthode Coué
- Ce n'est pas éviter les décisions difficiles
- Ce n'est pas rire tout le temps
Dans ma pratique de consultant, j'utilise parfois une technique de dramatisation : je produis une analyse et un discours de la situation s'appuyant sur trois scénarios, allant du plus optimiste au plus pessimiste. Il s'agit de construire un récit vivant, mettant en exergue les conséquences potentielles, notamment pour les décideurs.
Cette approche permet de nommer la réalité sans l'édulcorer, tout en orientant l'attention vers les solutions possibles plutôt que vers la recherche de coupables.
Les cinq piliers du leadership positif en crise
Le leadership positif en situation dégradée suppose au contraire :
1. Un diagnostic lucide Ne pas sous-estimer la situation. Utiliser des scénarios multiples pour anticiper les évolutions possibles.
2. Une capacité à nommer la réalité Dire les choses telles qu'elles sont, sans édulcoration, mais en créant un cadre sécurisant pour que les discussions soient authentiques.
3. Une exemplarité accrue Le leader doit montrer l'exemple dans l'adversité. Il doit travailler sur son ego et prendre soin de lui pour pouvoir apporter sécurité psychologique à son équipe.
4. Un ancrage dans les forces existantes Marc, jeune chef d'équipe, avait établi un diagnostic identifiant tous les problèmes et manquements de son équipe. À son grand étonnement, celle-ci n'adhérait pas à son plan d'action. Son chef lui dit : « Lorsque l'on gère bien une équipe de rugby, on regarde les défauts mais surtout les qualités naturelles afin de les accentuer. On tue une équipe de sport si l'on se centre uniquement sur le négatif. »
En se basant sur les ressources de l'équipe, la situation s'améliora très rapidement.
5. Une attention particulière à son propre état Difficile d'être un leader positif dans la durée sans s'occuper de soi. Les meilleurs managers que j'ai rencontrés se nourrissent d'émotions positives, de relations sociales et d'estime de soi. Leur réservoir à positivité est suffisamment plein pour qu'ils puissent donner à leurs équipes sans se sacrifier.
Les conditions de réussite
Le leader doit d'abord se stabiliser
Anaïs manage cinquante personnes dans l'informatique. Elle explique : « Pour être un bon manager, il faut se sentir bien dans ses baskets. Ce n'est pas facile, pas toujours possible, mais j'ai la conviction que tes équipes ressentent comment tu vas. J'ai eu des périodes très difficiles et un début de burn-out. Alors depuis cinq ans, je me donne un certain nombre de règles de vie. Je fais attention à avoir une vie sociale bien remplie, on fait de la marche le week-end et je ne travaille jamais le soir. J'ai appris à dire non à mon chef et à accepter mes limites. Un sacré travail sur moi-même ! Mais les équipes me le rendent bien. »
L'accompagnement du changement comme révélateur
Cette posture défensive du leadership formel trouve son expression la plus problématique dans l'accompagnement défaillant des transformations organisationnelles. Les réorganisations sont de plus en plus imposées sans pédagogie du changement, sans co-construction du sens, sans anticipation des impacts humains notamment sur le besoin de sécurité psychologique et identitaire.
Dans mes interventions, j'organise des réunions de conciliation pour faciliter l'échange sur un objectif commun : résoudre la situation et protéger la santé des salariés. Cette stratégie permet d'apaiser suffisamment les tensions pour remettre la dynamique collective dans la recherche de solutions.
Les 8 défis du leadership positif en contexte de crise
Face à une situation dégradée, le leader doit plus que jamais :
- Donner du sens au travail – Clarifier la vision et les objectifs dans un environnement incertain
- Partir des motivations profondes – Reconnecter chacun à ce qui le fait vibrer professionnellement
- Focaliser l'attention sur les forces – Identifier et amplifier ce qui fonctionne déjà
- Exprimer de la reconnaissance – De qualité, symbolique, de carrière et financière
- Cultiver la bienveillance et le respect – Prévenir et combattre les comportements toxiques
- Se montrer exemplaire – Dans l'adversité plus qu'ailleurs
- Coacher positivement la performance – Accompagner sans écraser
- Réussir la transformation – En créant les conditions de l'engagement collectif
Conclusion : un levier d'amplification systémique
Le leadership positif en crise fonctionne comme un levier d'amplification – dans les deux sens. S'il est absent, la spirale négative s'accélère. S'il est présent et authentique, il peut catalyser une transformation même dans l'adversité.
Cette relation n'est pas linéaire mais systémique. Elle demande du leader :
- Une lucidité accrue sur la réalité
- Un travail profond sur lui-même
- Une exemplarité sans faille
- Une capacité à maintenir l'espoir tout en nommant les difficultés
Dans un monde en changement perpétuel, où les crises seront de plus en plus fréquentes, cette compétence devient cruciale. Non pas comme un luxe de période faste, mais comme une nécessité de survie organisationnelle.
Car oui, plus le contexte est en crise, plus il faut un leadership positif. Non pas malgré la difficulté, mais précisément à cause d'elle.
Matthieu Poirot
Psychologue et Docteur en Gestion
Expert en psychologie des organisations
Auteur de "Développez votre leadership positif" (Vuibert)
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