jeudi 5 juillet 2007

L'individu est au coeur du changement organisationnel

Les tentatives pour comprendre le processus de changement et particulièrement les facteurs qui permettent ou empêchent le changement ont une longue histoire dans la recherche en changement organisationnel.


A travers le temps, les explications sur les facteurs de réussite ou d’échec du changement ont dérivé d’un niveau micro-organisationnel à un niveau macro-organisationnel.

Depuis Lewin (1951) et Festinger et al (1956)[1], nous savons que les schémas mentaux des individus sont une force importante dans la maintenance des routines et des comportements, surtout dans un contexte d’incertitude et de changement (French et Belle, 1990)[2].Ces découvertes n’ont pas empêché tout un courant de la littérature organisationnelle, influencée par la théorie de l’écologie des populations, de voir dans l’inertie un processus institutionnel de routines et de pratiques encastrées dans les structures et la culture de l’organisation. A court-terme ce processus permet de contrer avec vigueur, les forces favorables au changement. Si l’entreprise ne s’adapte pas à long-terme alors le marché l’élimine et la remplace par une autre organisation mieux appropriée (Hannan & Freeman, 1984)[3]. Avec cette théorie le rôle de l’individu est alors « minimisé à son maximum ».

En parallèle, une importante littérature portant sur le changement au niveau individuel s’est développée (Par exemple, Kabanoff et al., 1995 ; Parsons et al. 1991)[4] et ces théories permettent souvent d’entrevoir les perspectives possibles d’évolution dans les organisations. Cependant l’inertie pour changer est souvent perçue comme un phénomène relevant d’un niveau macro.

Nous pensons sans pour autant minimiser à notre tour le niveau institutionnel, que les gens composant l’organisation ont un rôle bien plus capital dans le changement que ce type de théorie ne le laisse supposer. En allant plus loin nous pensons qu’il serait dommageable d’adhérer totalement à ce type de théorie. Cela reviendrait à institutionnaliser le manque de contrôle des individus sur leur environnement organisationnel. Or, la vie, l’expérience et l’histoire nous montrent que les individus ne subissent jamais totalement leur environnement, qu’il soit social ou physique. Afin de comprendre comment accompagner le changement, il nous faut reconnaître en premier lieu que le changement est porté par les individus composant l’organisation (Weick et Quinn, 1995)[5]. L’organisation en tant qu’entité d’actions collectives ne peut changer que si l’activité des membres la composant change. Deuxièmement, comme nous allons le préciser, le changement au niveau organisationnel ou groupal passe toujours à un moment ou à un autre par un changement au niveau individuel de la cognition et du comportement. Tous les niveaux d’analyse théorique du changement peuvent donc être informés par les théories psychologiques du changement : la théorie cognitive et sociocognitive, la théorie des affects et de la psychodynamique et enfin la théorie de l’apprentissage comportemental.

Schémas cognitifs, émotions et changement
Tout individu au cours de son expérience va développer un ensemble de connaissances expérientielles constituées de stimulations ou de concepts. Ces connaissances vont lui permettre de donner un sens à son environnement, c’est à dire, de faire des attributions (Fiske et Taylor, 1991)[6]. Lorsque ces connaissances concernent des situations répétitives, elles vont se cristalliser en schéma. Celui-ci permet à l’individu de pouvoir donner une réponse rapide et peu coûteuse en attention face à des situations de répétition. Ce sont donc à partir de ces schémas que l’environnement d’un individu va être largement interprété. Ce qui explique en partie que chacun développe un certain style comportemental et une certaine « vision du monde ». Les informations tendent à être interprétées afin d’être en consistance avec ces schémas , provoquant ainsi un effet d’auto-confirmation (Fiske et Taylor, 1991). En conséquence, toute personne construit et ennacte la réalité afin qu’elle soit consistante avec ses attentes (Shutz, 1976 ; Weick, 1979)[7].

Les schémas cognitifs sont orientés par la théorie implicite de l’individu sur son environnement ce qui rend difficile le changement de conception face à de nouvelles informations : l’individu a du mal à actualiser sa vision du monde (Abelson, 1981 ; Bobrow et Norman, 1975 ; Fiske et Taylor, 1991 )[8]. La littérature en théorie des organisations a fortement démontré que les membres d’une organisation utilisent ce type de schéma pour guider leurs perceptions, leurs processus de décisions et leurs comportements organisationnels (Walsh, 1995). Plus en rapport avec notre propos, le rôle des schémas cognitifs est depuis longtemps connu dans le changement organisationnel (Bartunek et al., 1992)[9]. Le cœur du changement organisationnel correspond à une évolution des schémas et des comportements organisationnels (Bartuneck, 1984 ; Porras et Robertson, 1992)[10].

Notre modèle d’accompagnement du changement prend comme point de départ que les membres d’une organisation utilisent des schémas cognitifs pour interpréter et faire sens à ce qui se passe dans l’organisation. En allant au-delà des simples théories cognitives, nous savons que l’affect, le monde des émotions, vont avoir une incidence importante sur ces schémas cognitifs (Edelman, 1992 ; Damasio, 1995)[11]. La recherche en neuropsychologie montre que l’émotion est centrale dans l’initiation d’un changement ou d’un maintien d’un schéma cognitif. 

L’émotion n’est pas une conséquence du changement mais la force principale du changement. 

Une méthodologie efficace d'accompagnement du changement se base donc sur l’interdépendance des émotions et des schémas cognitifs (Porras et Robertson, 1992). Par exemple, Bartunek (1984) propose que la réaction émotionnelle médiatise l’interprétation par le schéma cognitif des individus des situations de restructurations. L’émotion est au cœur de l’évolution des mentalités dans une organisation. C'est donc chez l'individu qu'il faut favoriser la prise de recul si l'on veut faire évoluer un système organisationnel.

Matthieu Poirot

Expert en qualité de vie au travail, leadership et développement organisationnel 

Expert in Quality of Life at Work, Leadership and Organizational Development 


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©Matthieu Poirot,2007-2016.
[1] Festinger, L ; Reicken, HJ ; Stanley, S (1956), When Prophecy Fails, A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World , New York: Harper & Row. Traduction Française (1993), l’Echec d’une prophétie, Paris: PUF.
[2] French W.L. et Bell, C.H. (1990), Organizational Development, Englewood Cliffs, NJ: Prentice-Hall.
[3] Hannam, M. et Freeman, J. (1984), “Structural inertia and Organizational Change”, American Sociological Review, 49, 149-164.
[4] Kabanoff, B., Walderesee, R et Cohen, M. (1995), “Espoused values and organizational change themes”, Academy of Management Journal, 38, 1075-1104. ; Parsons, C.K., Liden, R.C., O’Connor, E.J. et Nagao, D.H. (1991), “Employee responses to technologically-driven change: The implementation of office automation in a service organization”, Human Relations, 44, 1331-1356.
[5] Weick, K.E. et Quinn, R.E. (1999), “Organizational change and development”, Annual Review of Psychology, 50, 361-386.
[6] Fiske, S.T. et Taylor, S.E. (1991), Social Cognition, New York : McGraw-Hill.
[7] Schutz, A. (1976), The phenomenology of the social world, London: Heinemann. Weick, K.E. (1979), “Cognitive processes in organizations “, in B.M. Staw et L.L. Cummings (Eds), Research in Organizational Behavior, Vol. 1, Greenwitch, CT: JAI Press, p. 41-74.
[8] Abelson, R.P. (1981), “The psychological status of the script concept “, American Psychologist, 36, 715-729.
Bobrow, D.G. et Norman, D.A. (1975), “Some principles of memory schemata”, in D.G. Bobrow et A.G. Collins (Eds), Representations and understanding: Studies in cognitive sciences, New York: Academic Press, p.131-150.
[9] Batunek, J.M., Lacey, C.A. et Wood, D.R. (1992), “ Social cognition in organisational change : An insider-outsider approach”, Journal of Applied Behavioral Science, 28, 204-223.
[10] Batuneck, J.M. (1984), “ Changing interpretative schemas and organizational restructuring : The example of a religious order”, Administrative Science Quarterly, 29, 355-372.
Porras, J.I. et Robertson, P.J.(1992), “Organizational development: Theory, practice and research.”, in M.D. Dunnette et L.M. Hough (Eds), Handbook of industrial & organizational psychology, Palo Alto, CA:Consulting Psychologists Press, Vol 3. p. 719-822.
[11] Edelman, G.M. (1992), Biologie de la conscience, Paris : Odile Jacob. Damasio, A, R. (1995), L’Erreur de Descartes, Paris: Odile Jacob.

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