dimanche 5 avril 2009

La résilience dans l'organisation

Pour pouvoir comprendre ce qui favorise la résilience individuelle, il est essentiel de comprendre « l’organisation telle qu’elle se fait ».


Il est courant que ces recherches se focalisent sur le travail normal et continu de l’organisation. Un travail sur la résilience permet de réorienter ce type d’étude sur des réponses nécessitant une forte capacité collective de gestion des émotions face à un contexte d'adversité. Ce que nous voudrions illustrer avec une étude de cas

Etude de cas

Cette étude fait suite à une demande du CHSCT d’une entité régionale. L’étude concerne un groupe d’ouvriers dont l’un a perdu un bras en opération il y a 2 ans. Le CHSCT a demandé « d’entreprendre une démarche spécifique sur le GRPS Chef de Groupe (groupe concerné) pour crever les différents abcès qui subsistent et rétablir la sérénité. L’intervention d’un tiers (interne à l’entreprise ou extérieur) nous paraît souhaitable ».

Déroulé de l’événement extrême

En mars 2002, Pierre, ouvrier, opère sur un poste source de haute tension. Il est 10H30 lorsque le courant commence à l’envahir le laissant littéralement « cloué sur place ». Son collègue, Philippe saisit immédiatement la situation et pousse Pierre grâce à une perche de travail. Celui-ci retombe sur le sol, inanimé. Une demi-heure plus tard Pierre est déposé par ambulance à l’hôpital. Il est alors dans le coma. Les médecins sont inquiets quant à ses chances de survie mais finalement sont état se stabilise et il finit par se réveiller. Un bilan approfondi montre que la lésion principale concerne son bras droit. Celui-ci est trop abimé pour pouvoir resservir un jour. Il est 17H et Pierre doit réapprendre à vivre avec son seul bras gauche. L’équipe au complet est venue le voir pour le soutenir. Il y a beaucoup de tristesse mais chacun essaye de faire bonne figure.

Pendant 4 mois, Pierre va rester en situation médicale de rééducation. Il souffre par ailleurs d’un syndrome du bras fantôme, son bras ayant été amputé. Suite à ce séjour médicalisé, Pierre reste encore trois mois en arrêt maladie avant de réintégrer son équipe. Sept mois ont passé et la direction des ressources humaines et le manager ont transformé son poste opérationnel en poste administratif au sein de la même équipe. Par ailleurs la plupart des membres de la direction régionale sont maintenant au courant de ce qui est arrivé à Pierre, une caisse spéciale a été créée par le manager d’équipe pour collecter de l’argent. 1 500€ sont ainsi collectés et un voyage en groupe est organisé pour Pierre. Le médecin du travail considère que Pierre n’a pas de symptôme post-traumatique ni de trouble anxieux dépressif. En novembre 2003, il est autorisé à reprendre le travail malgré quelques réminiscences du bras fantôme. Il va dorénavant pouvoir se consacrer à sa nouvelle tache.

Deux ans après cet événement, la situation est stabilisée pour Pierre mais celui-ci demeure fragile psychologiquement, notamment depuis une dégradation importante de l’ambiance dans l’équipe. Il est en arrêt maladie. Lors d’un entretien préalable à l’étude, Pierre évoque un malaise. Depuis plus d’un an, c’est progressivement mis en place de véritables « clans » au sein de l’équipe. C’est à cette étape que nous sommes sollicités pour l’étude.

Un fonctionnement d’entité de nature exténuante

L’entité régionale dans laquelle s’inscrit cette étude est, entre autre, en charge de la qualité des réseaux permettant la circulation de l’électricité. Dans le jargon de l’entreprise, ce service correspond à la qualité de l’exploitation des postes sources. Cette mission est réalisée par plusieurs équipes (nommées « bases ») effectuant cette tâche. Pour cette région, il existe trois bases, correspondant chacune plus ou moins à un département. L’intervention concerne la base d’Orléans.

Traditionnellement, les agents de ces bases sont en charge uniquement de la vérification et de l’intervention sur les postes sources afin d’en assurer un fonctionnement optimal. Dans l’optique d’une restructuration visant à « l’efficience du système », c’est à dire à diminuer le coût d’exploitation, il a été décidé, au niveau de la direction nationale, que dorénavant les agents feraient aussi le suivi administratif des clients passant par ces postes sources. Ce type de tâche nécessite naturellement des compétences (notamment l’utilisation de l’informatique) que les « anciens » ne possèdent pas. Or, cet état de fait inverse une hiérarchie implicite depuis longtemps installée : les anciens ont le savoir et les « jeunes » doivent les suivre pour apprendre le métier par « frottement » (expression utilisée régulièrement par le management de l’entreprise). Avec le changement de tâche, ce sont les jeunes qui deviennent sur une partie du travail, plus compétents que les anciens. L’administration RH le reconnaît de manière explicite puisque les jeunes sont bien souvent mieux ou aussi bien payés que les anciens. L’explication officielle est que ces jeunes possèdent un DUT ou un IUT alors que le niveau scolaire des anciens est bien souvent le BEP électricité. Le changement de tâche est responsable d’un véritable changement de la structure sociale de l’entreprise, pour le métier d’agent d’exploitation source.

Les agents travaillent de 8H à 17H et sont soumis à de nombreux déplacements dans les environs d’Orléans. Le travail de part sa dangerosité ne s’effectue jamais seul. Le chef de base et le contremaitre constituent chaque matin des équipes chargées de tel ou tel poste source. Les anciens sont bien souvent les seuls à pouvoir travailler sur certains postes sources car ils en connaissent l’historique technique. Chaque équipe comporte donc un ou deux anciens. Suivant l’activité, deux anciens sont nécessaires dans le travail, notamment sur des postes sources délicats de manipulation.

Le système hiérarchique est très respecté dans l’équipe. Le chef de groupe n’a ainsi jamais été sur le terrain. Seul le chef de base et le contremaitre effectuent des visites régulières pour vérifier le travail. Les contacts entre le chef de groupe et ses collaborateurs sont ainsi réduits au minimum. Ils consistent principalement en l’organisation de réunions à une fréquence de plus ou moins une fois toutes les deux semaines. Auparavant, les agents ne possédaient pas de salle pour rester dans les locaux de l’entité régionale, à part un coin pour la « popote ». Le point de rencontre entre le management et l’équipe est principalement le parking des véhicules de service, ou la salle de « popote ».

L’équipe possède deux caractéristiques particulières. Un nombre important d’opérateurs travaillent ensemble depuis 15 ans et de manière entièrement autonome. Historiquement, les opérateurs n’ont pas l’habitude d’être dirigés par un manager. Le management étant absent, des leaders ont émergé hors hiérarchie. Les personnes les plus anciennes de l’équipe ont lié au cours des premières années des liens d’amitié très importants. Il arrivait ainsi qu’ils partent régulièrement en vacances ensemble, avec leurs familles. Au fur et à mesure des années, cette amitié semble s’être déliée particulièrement à la suite d’évolutions salariales inégales . Depuis cette période les anciens semblent se livrer une guerre implicite. Il existe de la sorte, un avant et un après dans l’histoire de l’équipe. Les anciens semblent nostalgiques de cette période. A titre d’exemple, voici quelques verbatim d’anciens :

« On ne peut pas enlever l’histoire, il y a des efforts à faire mais chacun reste sur ses positions »
« Avant, l’équipe était soudée et super performante. »
« on se voyait en dehors du travail »

Certains ont connu cette période mais d’autres non, alors même qu’elle continue d’avoir un impact important sur le fonctionnement actuel de l’équipe. Finalement, cela crée deux sous-groupes à l’intérieur de l’équipe : Il y a « ceux qui y étaient et ceux qui n’y étaient pas. ». Le présent est le reflet de ce passé alors même que ceux qui n’y étaient pas, ne savent pas pourquoi ni comment on en est arrivé là. Il est par ailleurs intéressant de noter que ces personnes ne se sentent pas autorisées de poser des questions sur cette période. Ce sujet semble bel et bien tabou.

Le rôle de l’émotion dans l’équipe

Le groupe fonctionne majoritairement sur un mode affectif. Il existe par exemple un réel attachement de tous les agents à une certaine idée de l’entreprise et au métier. Une partie du groupe est aussi attachée au passé du groupe, en particulier aux rancœurs laissées par la perception de trahisons. Des sous-groupes se sont ainsi constitués autour de deux anciens, initialement le couple structurant du groupe. Ces sous-groupes fonctionnent comme des clans et chaque « jeune » de part sa dépendance à la technique des anciens doit s’associer à l’un ou l’autre. Cette obligation n’est d’ailleurs pas forcément consciente (« On ne sait pas toujours au nom de quoi il y a des clans mais on n’ose pas faire autrement », un agent, 1 an d’ancienneté dans l’équipe). Nous retrouvons là un phénomène typique de double contrainte.

Il résulte de cette situation un stress relationnel important. Les agents sont dans l’obligation de prendre en compte les susceptibilités de chacun des clans s’ils ne veulent pas se trouver isolés. La crainte de l’isolement est fortement présente (ce thème de l’isolement est cité 47 fois dans les entretiens). Beaucoup d’agents souhaitent, en particulier les plus jeunes, partir de l’équipe, voire changer de métier (« On est beaucoup à avoir envie de partir », un agent, 2 ans d’ancienneté dans l’équipe). En fait, la situation est difficile à vivre au quotidien (« Je vis avec ça au quotidien, c’est très pénible », un agent 8 ans d’ancienneté dans l’équipe). Ce sentiment est lié à un sentiment d’injustice, puisque la plupart des agents n’ont pas l’impression d’être à l’origine de cette situation (« l’équipe est gérée par les humeurs de quelques uns », un agent, 1 an d’ancienneté). Les autres équipes ont par ailleurs marginalisé cette équipe, jugée trop complexe à fréquenter (« le service est centré sur son nombril », un agent, 6 ans d’ancienneté).

Face à cette situation le management n’est pas perçu comme capable de donner un cap, de gérer le conflit (« pour améliorer la situation, on a besoin d’un vrai management », un agent, 11 ans d’ancienneté, « on n’a pas de capitaine », un agent, 6 ans d’ancienneté).

Il résulte de cette situation un manque de dynamique de groupe, pourtant si importante. En effet, l’équipe s’occupe principalement de l’entretien de postes sources de haute tension, nécessitant un travail collectif important : à chaque fois qu’un agent travaille sur un poste source, un autre agent doit veiller à sa sécurité. Dans ces conditions la confiance dans ses collègues est primordiale. Plusieurs agents nous ont confirmé que malgré les différends dans l’équipe tout le monde faisait preuve de sérieux vis à vis de la sécurité. Le risque semble plus perçu que réel, mais peu avoir une influence sur le niveau de stress des agents (« on sait bien que le collègue va quand même faire attention, mais on se pose quand même la question », un agent 13 ans d’ancienneté ; « Il faut quand même faire gaffe avec qui on va travailler, je veux dire en terme de sécurité », un agent, 6 ans d’ancienneté). Il est intéressant de remarquer que l’accident de Pierre est survenu au moment précis de tensions importantes entre anciens. Comme l’accident n’a pas pu être discuté, il semble que les membres de l’équipe aient créé un lien entre l’accident et les tensions de groupe, et qu’il en résulte une forte culpabilité. A l’époque de l’accident, rien n’a été fait pour soutenir cette équipe et le travail a repris comme si de rien n’était. En conséquence, cette représentation implicite liant accident et dynamique de groupe n’a jamais été suffisamment explicite pour qu’une prise de recul soit possible.

Une actualité chargée

Au poids du passé, source de stress relationnel et d’inquiétude, vient s’ajouter une actualité chargée : un changement environnemental important (ouverture du marché principal à la concurrence), fait changer l’entreprise de manière importante et rapide. Comme nous l’avons souligné précédemment, l’entreprise a décidé de faire évoluer le métier des agents de base, en particulier pour diminuer les frais administratifs. Pour rappel, les agents sont, en plus de leur mission initiale de maintien des postes sources, chargés du suivi administratif des clients-utilisateurs (consommation, rapports d’incidents,…). Cette compétence est perçue par les anciens comme une « diminution du prestige du métier » (un agent 21 ans d’ancienneté dans l’entreprise dont 18 dans l’équipe) et comme une préparation à la « privatisation » de l’entreprise.

Les procédures, le fonctionnement général de l’entreprise, se modifient très rapidement, ce qui, comme dans toute organisation, entraine un sentiment d’inquiétude sur l’avenir (« à un moment c’était toutes les semaines qu’il fallait changer et en faire plus. Depuis 2 ou 3 mois ça se calme », un agent, 8 ans d’ancienneté). Les nouveaux se posent notamment la question de rester dans l’entreprise. Ils y étaient entrés afin de bénéficier d’une prestation sociale importante et d’un emploi à vie, en dépit d’un salaire moindre par rapport aux sociétés privées concurrentes. Ils ont maintenant l’impression que ces avantages vont disparaître et avec l’ambiance qui règne dans l’équipe, ils se demandent s’il est toujours pertinent de demeurer dans cette entreprise : pourquoi tolérer ces tensions s’il n’y a plus d’avantages matériels à rester ? (« moi, quand je suis rentré dans l’entreprise je savais pourquoi ? Maintenant, je me pose la question », un agent 2 ans d’ancienneté). L'ensemble des ces problématiques a affaibli la capacité de l'équipe à travailler ensemble, provoquant pour Pierre un affaiblissement de la solidarité organisationnelle l'ayant permis de surmonter son handicap. Cette situation est exténuante dans le sens où l'adversité provient d'une accumulation de tensions (fréquence). Dans ce cas, nous retrouvons une situation d'adversité extrême (l'accident de Pierre) pour laquelle l'entreprise a favorisé la résilience (réhabilitation de Pierre) puis une situation d'adversité exténuante (tensions) favorisant la démotivation et la dépression.

Événements critiques et leurs significations

1. Accident de Pierre Situation d'adversité de nature extrême
2. Réhabilitation de Pierre Coordination de l'organisation et de ses membres pour soutenir Pierre. Il reçoit de l'aide morale mais également matérielle.
3. Malaise de Pierre et dépression Changement dans la structure RH ayant conduit à un affaiblissement du soutien d'équipe, déjà fragilisé par des conflits internes et un management de proximité inexistant.
4. Demande d'enquête Constat par l'entreprise d'une problématique de changement que nous requalifions de situation d'adversité exténuante


Conclusion

Une des questions est de savoir comment l'organisation fait sens à ces différentes situations d'adversité ? Il semble que dans le cas présent que seul l'événement extrême sollicite l'activation d'une réponse organisationnelle positive. Comment expliquer cette différence de réaction ? L'organisation telle qu'elle se fait se construit à travers des décisions mais également par rapport à la signification que les événements prennent pour ses membres (sensemaking) (Weick, 1993). Dans le caractère continu de la communication organisationnelle (ongoing), la situation extrême semble suffisamment signifiante et identifiée pour capter l'attention des individus et se relier à des règles d'actions (script). Au contraire, une situation exténuante de changement semble s'inscrire dans une perception plus diffuse, ne permettant pas l'activation d'une vigilance collective susceptible d'aider l'organisation à agir. Au contraire d'un environnement "objectif", la réalité de l'organisation est issue d'une production sociale des membres de l'organisation à travers la sélection des variations de l'environnement.

En fait, la situation de changement organisationnelle, parce que responsable d'un changement dans l'activité, semble initier un phénomène de "déliaison". Celle-ci empêche alors la construction d'un nouveau sens susceptible d'apporter une réponse au malaise que vit Pierre. C'est dans ce sens que Weick a évoqué l'idée que l'activité précède l'attribution de sens (Weick, 1995). Celle-ci se reconstruit après le changement, ce qui nécessite une période de "vide de sens" défavorisant le soutien de l'organisation face à cette situation exténuante.

Matthieu Poirot

Expert en qualité de vie au travail, leadership et développement organisationnel 

Expert in Quality of Life at Work, Leadership and Organizational Development 


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©Matthieu Poirot,2007-2016.

Bibliographie:

Weick, K.E. (1979), The Social Psychology of Organizing, Addison-Wesley, Reading, M. A.

Weick, K.E., et Roberts, K.K . (1993), “Collective mind in organizations: Heedful interrelating on flight decks”, Administration Science Quarterly, 38 : 357-381.

Weick, K.E. (1993), “The collapse of sensemaking in organizations: The Mann Gulch disaster”, Administrative Science Quarterly, 38, 628-652.

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