jeudi 3 janvier 2013

L'accompagnement humain de la perte chronique d'activité


Demander à un manager ou à un RH quelle est l’expérience la plus forte et la plus dure qu’il ait connue. Bien souvent il vous évoquera un plan social ou une fusion acquisition suivie d’une restructuration.

Personne n’aime être celui qui apporte les mauvaises nouvelles et encore moins être le réceptacle des réactions émotionnelles que cela peut générer. Dans ce type de situation, nous  ressentons d’intenses émotions négatives. Les plus fréquentes sont la colère, la peur et la culpabilité. De ce fait, nous cherchons à éluder ce type de situation afin d’éviter  les émotions qu’elle suscite. Lorsqu’un manager me dit ne pas vouloir annoncer une mauvaise nouvelle, je lui réponds que ce n’est pas la situation qui le met mal à l’aise mais les émotions qu’elle provoque. Certains d’entre nous sont par exemple plus à l’aise avec la colère qu’avec la peur ou la tristesse. D’autres le sont moins avec la surprise ou la joie …

Contrairement à ce que nous pourrions penser de manière instinctive, plus nous cherchons à éviter une émotion et plus nous la renforçons. Nous envoyons le message subconscient à notre cerveau que nous avons raison d’avoir peur ou de culpabiliser.  Pour sortir de ce renforcement négatif, il nous faut nous confronter à nos émotions, soit par l’action (j’ai peur mais je fais) soit par la prise de recul (mais au fait, en quoi c’est un problème d’avoir peur ?). Or peu de RH et de managers, parce qu’ils sont d’abord dans l’action, se posent la question de leur ressenti émotionnel. A fortiori, encore moins lorsqu’ils doivent être le porteur de mauvaises nouvelles. En conséquence, ils évitent, ce qui ne manque pas de provoquer une réaction négative des personnes impliquées dans la situation. Nous sommes ici dans une situation d’antipathie, sans prise en compte du domaine de l’émotion.

Une croyance largement répandue est qu’une mauvaise nouvelle vaut mieux d’être annoncée progressivement. Cela la rendrait plus « digeste ». Si cela est en partie vrai, ne pas vraiment dire les choses est déjà un message en soi. Comme l’a bien décrit l’école de Palo Alto, il nous est impossible de ne pas communiquer. Si je vous demande comment vous allez et que je ne reçois aucune réponse, ce silence provoquera quand même une interprétation (il va mal, il me fait la tête, il est de mauvaise humeur, il ne m’a pas entendu,…) qui entrainera à son tour une réaction que vous interpréterez.  Nous avons là une séquence de communication. Plus nous cherchons à éviter de communiquer une information et plus nous suscitons de l’interprétation.

Un dernier point concernant cette situation : certains managers pourraient supposer que ce type de tactique ferait fuir les plus épuisés et ainsi éviter la négociation collective, dans un souci d’économie. Au contraire, cette pratique augmente surtout le juridisation de la vie d’entreprise, les crises sociales, limite les capacités de rebond des salariés et entraine une dégradation de l’image de l’entreprise, qui, dès lors, peut avoir à gérer en retour une crise d’image.  Cette tactique malveillante ne peut être considérée comme une gestion saine de l’entreprise. Elle renvoie à une tendance perverse de l’individu l’ayant mis en place. En conséquence, elle ne peut être tolérée. Si la stratégie reste du domaine de la décision économique, sa mise en œuvre doit s’effectuer dans un parfait souci de responsabilité sociale.

En résumé, le management tend à gérer la perte chronique d’activité par une stratégie d’évitement. Résultat, les salariés perçoivent que leur activité va disparaître mais ne peuvent faire le deuil car ce changement s’effectue de manière progressive. Il n’y a pas de représentation possible de la perte, provoquant ainsi anxiété et peur diffuse. Un changement est possible à condition de pouvoir effectuer un ratio entre gains et pertes, ce qui nécessite d’avoir la possibilité de se représenter complètement le changement.

Processus décisionnel en période de changement.

Je me représente le changement
Quels
avantages ?
 Quels inconvénients?

Ne pas changer ?





Changer ?






L’incertitude face à l’avenir épuise les ressources émotionnelles des salariés, qui perdent leurs capacités de rebond lors du changement effectif.

Dans l’entreprise cestcommeça, l’équipe de direction sait depuis 2 ans que l’un des sites doit fermer. Pour ne pas avoir à se confronter aux salariés, ils préfèrent mettre en place une politique de baisse continue mais légère de l’activité, sans qu’aucune communication sur l’avenir du site ne soit lancée. Bien entendu, rien n’est expliqué aux opérateurs sur la raison de cette baisse d’activité. Les rumeurs commencent à s’accélérer et le comité d’entreprise demande l’intervention d’un expert pour faire face au  « malaise grandissant des salariés ». De plus, les managers terrains n’étant pas informés, se considèrent de plus en plus comme des salariés comme les autres et commencent à se constituer en collectif contre la direction du site. La productivité baisse et l’absentéisme augmente de 46% !  Le directeur du site démissionne et l’un des managers se bagarre littéralement avec un autre.

L’incertitude est l’un des grands facteurs de stress. Suivant l’approche transactionnelle[i], le stress peut être défini comme une « transaction particulière entre la personne et l’environnement dans lequel la situation est évaluée par la personne comme excédant ses ressources et menaçant son bien-être ». Cette évaluation est composée de deux phases :
  1. une phase d’évaluation primaire, durant laquelle un individu identifie la situation (nature et signification) et évalue ses différentes caractéristiques (gravité, contrôlabilité). Ici l’évaluation d’une perte de contrôle ou d’une menace génère des émotions négatives comme l’anxiété, la colère.
  2. une phase secondaire durant laquelle le sujet va évaluer ses ressources personnelles et sociales pour faire face à la situation. L’individu y examine son contrôle perçu sur la situation et en définit son potentiel stressant pour savoir comment s’y ajuster.
Lorsqu’un individu n’a pas suffisamment d’information sur une situation potentiellement à risque, son niveau de stress augmente. Si la situation perdure, l’individu peut alors se sentir en  impuissance apprise[ii], c’est à dire dans l’incapacité d’avoir du contrôle sur son environnement et donc sur son destin. Il en résulte trois réactions :
  • un déficit de représentation mentale, défavorisant la correspondance entre ses actions et les événements
  • un déficit de motivation, se manifestant par une diminution comportementale des réponses proactives
  • un déficit émotionnel, caractérisé par une augmentation des émotions négatives (frustration, culpabilité, colère, angoisse,..) au détriment des émotions positives.
L’impuissance apprise engendre un épuisement émotionnel, source de dépression et limite la résilience face à une situation d’adversité.

Un collectif de travail constitue un système de sens cherchant à construire la réalité qui l’entoure.  Le sens est une production sociale qui se construit quotidiennement à travers les interactions entre les membres de la communauté organisationnelle. Le sens est négocié, contextuel et temporaire. Manquer d’information empêche le collectif de se constituer à travers un sens commun. En réaction, celui-ci aura tendance à se « construire une histoire », souvent fantasmée, de la réalité. Par exemple, la direction va rapidement être perçue comme tyrannique et servir de bouc émissaire.  La vie de l’organisation est un processus continu de communication. Aucun silence ne peut s’y substituer. Transformer la rumeur en signaux forts, même caricaturés, est plus important que l’exactitude de la représentation du changement. 

Matthieu Poirot

Expert en qualité de vie au travail, leadership et développement organisationnel 

Expert in Quality of Life at Work, Leadership and Organizational Development 


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©Matthieu Poirot,2007-2016.





[i] Lazarus R. S. et Folkman S. (1984, c), Stress, appraisal and coping, New York: Springer; 1984.
[ii] Seligman M. E. P. (1975), Helplessness: On depression, development, and death, San Francisco, Freeman.

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