jeudi 23 juillet 2020

Emergence et résilience organisationnelle dans le contexte COVID 19


La situation extraordinaire que nous vivons est aussi une opportunité de mieux comprendre les mécanismes de la résilience organisationnelle (Koninckx, et Teneau, 2010), c’est à dire les mécanismes conscients et inconscients permettant de s’adapter à la complexité de la situation.  De manière générale, les événements critiques vont avoir tendance à se développer de plus en plus fréquemment. Il y a beaucoup de connaissances sur les mécanismes d’adaptation individuelle mais beaucoup moins sur les mécanismes collectifs et surtout sur les dimensions systémiques et psychodynamique de celle-ci (par exemple : Petriglieri et Petriglieri, 2020)

Cela peut dépendre des filtres cognitifs que les décideurs et chercheurs ont développé. Malgré le travail de chercheurs comme Mintzberg, Stacey, Carr ou encore Bushe et Marshak, le courant de la stratégie émergente est beaucoup moins développé et entretenu que les autres courants plus “contrôlants” (Lynch, 2000). Il existe un filtre d’une vision linéaire, causaliste et d’un besoin de stabilité et d’ordre. Une vision plus sociocognitive (par exemple Weick, 1979) voire psycho-dynamique et systémique comme l’école du Tavistock Institut sont sans doutes plus pragmatiques car elles approchent les enjeux émotionnels et surtout relationnels. Il existe un différence entre les sciences de la nature et les sciences sociales, cette dernière ne pouvant juste mimer l’autre.  Pour notre part, nous allions dans notre approche les théories de Jung avec les approches de thérapie systémique, notamment l’approche contextuelle.  Sans exclusions des autres psychodynamiques, nous estimons que la psychologie analytique de Jung est basée sur une pensée plus circulaire, acausalite qui la rend réellement compatible avec une approche systémique, en y apportant une dimension affective et inconsciente mais également symbolique.  Nous avons choisi également d’associer cette approche à celle de l’approche des thérapies contextuelles (voir Poirot, 2019,  Ducommun-Nagy, 2017).

En partant d’un principe de synchronicité (au sens Jungien- 1955-, repris par exemple par Durant, 2002), nous pourrions faire l’hypothèse que pour beaucoup d’organisations, la résilience dépendra de la possibilité d’avoir un espace de délibération collective (par exemple par Enquête appréciative ou toutes autres méthodologies dialogiques, Bushe et Marshak, 2005) permettant d’amplifier une stratégie émergente qui ne sera pas juste adaptative (solutionner un problème) mais également transformatrice (augmenter collectivement le niveau de conscience systémique permettant une réelle mutation au sens de l'apprentissage organisationnel).

Une approche trop linéaire et planifiée de la stratégie, élitiste, avec un leadership unique de la haute direction, pourrait amplifier les problématiques empêchant l’émergence et donc la résilience organisationnelle : résistance au changement, mauvaises décisions, incompréhension des demandes des clients, clivages et bipolarisation des positions relationnelles, victimisation, manque de créativité, manque d’innovation et d’agilité, guerres et conflits internes, point aveugle et projection de son Ombre (Jung) sur des mécanismes collectifs. 

Exemples :

1.    Une entreprise est en difficulté car son patron, enfermé dans un personnage de Roi a pris le pouvoir sur le collectif depuis 15 ans mais ce fonctionnement basé sur le contrôle et la stabilité n’a pas permis la créativité nécessaire pour proposer des solutions digitales. Implicitement l’obéissance y est la règle

2.    Une entreprise familiale doit prendre des décisions rapides pour gérer les pertes d’exploitation mais les conflits familiaux s’exacerbent à ce moment là ce qui empêche toute prise de décision. Les rancoeurs accumulées dans la famille, enferment la dynamique collective dans des positions de victimisation paranoïaque où l’objectif est de chercher un bouc émissaire plus que des solutions.

3.    Une organisation publique est très centrée sur le principe de prendre soin de ses collaborateurs/trices avec un fonctionnement très humain et « féminin » mais n’arrive pas cadrer la performance. Les déviances mettent en difficulté l’organisation encore plus en ce moment où le public est très en demande.  Lorsque un manager tente un recadrage, soit il manque de fermeté, soit il est trop agressif; une position symbolique « masculine » semblant difficile à trouver de manière juste et efficace. 

L’émergence se base sur la synchronicité qui peut être définie comme une expérience émotionnelle et expérientielle indiquant de manière symbolique l’obligation impérieuse d’intégrer des opposées. 

·      Cas 1 : Contrôle/Lâcher prise
·      Cas 2 : Rancoeur /Pardon
·      Cas 3 : Féminin / Masculin

La situation n’est qu’un révélateur d’un besoin d’intégration; ce processus conduisant lui-même à un augmentation de la conscience du fonctionnement psychologique individuel et collectif (un changement transformatif au sens d’Argyris, 1979).

Pour dépasser ce type de tensions et favoriser la résilience, il s’agit de permettre aux personnes de pouvoir élaborer collectivement. Nous proposons une intervention en 3 étapes :

Étape 1 : honorer

Avant de projeter sur l’avenir, il est essentiel de définir ce qu’est l’entreprise et d’où elle vient. Un arbre pousse d’autant plus que ses racines sont profondes et bien ancrées. Le leader peut ainsi organiser une réunion de lancement sous forme de tables rondes de 8 à 12 participants maximum par table. Dans la mesure du possible, il choisit un endroit agréable et convivial où passer un bon moment (de l’espace, de la discrétion, du temps, de la lumière, de quoi boire et manger) et bien travailler (par exemple des feutres, stylos, des Post-it, des paperboards). Chaque table travaille et débat en autonomie sur plusieurs discussions puis les expose en plénière avec la synthèse des autres tables.  Les questions posées peuvent être :
-    Quelles ont été vos plus belles expériences dans cette entreprise/ce collectif de travail ? 
-    Quelle est l’histoire de notre entreprise/collectif de travail ? 
-    Qu’est-ce qui peut nous rendre très fiers dans cette histoire ? 
-    Que ne voulons-nous pas revivre, que voulons-nous revivre dans cette histoire ?
-    Quels sont les mythes et héros de notre entreprise/collectif de travail ? Que nous inspirent-ils ?
-    Qui a pu souffrir pour faire vivre notre organisation ? Comment pouvons-nous honorer cette mémoire ?
-    Si notre entreprise/notre collectif était un animal, quel serait-il ? Pourquoi ? Pouvons-nous dessiner l’entreprise ? Quels sens donner à ce dessein ? 
-    Quelles sont nos valeurs profondes ? ’Quelle est la mission principale de notre entreprise/collectif de travail ? 
-    Qu’est-ce qui peut nous empêcher aujourd’hui de bien faire notre travail, qu’est-ce qui nous permet de bien faire notre travail ?

Étape 2 : imaginer

La nature humaine est dotée d’un biais négatif qui lui fait passer beaucoup plus de temps sur ce qui ne fonctionne pas que sur ce qu’il souhaite. La philosophie de cette étape est d’inviter les participants à cerner ce que pourrait être un futur désirable, en ancrant la réflexion dans les ressources et les forces du collectif et des individus. Cette étape doit permettre également d’imaginer ce qui donnera un sens et rendra fières les personnes. En agissant de la sorte, le leader peut libérer l’énergie positive qui se dégage d’une approche basée sur les motivations profondes. Cette étape doit se réaliser en suspension de jugement, sans brider l’ambition des objectifs proposés. Il est très important que cet exercice d’imagination active échappe à deux écueils possibles : que le futur désiré soit trop « facile », peu challengeant, mais également qu’il soit trop vague et général. Se projeter dans un futur désiré aide les personnes à se coordonner pour mettre leurs ressources en commun et atteindre cette cible. À la suite de l’étape 1, ces questions peuvent également faire l’objet d’une animation particulière d’une demi-journée avec des tables rondes :

-    Quelles sont les valeurs et les contributions de l’entreprise que vous souhaiteriez voir perdurer ? 
-    Dans le contexte actuel, quelles sont les ressources et les forces de l’entreprise qui pourraient le plus contribuer au bien général ? 
-    Quelles sont les opportunités apportées par le contexte et les défis auxquels nous devons faire face ? 
-    Quand vous pensez au futur de votre entreprise/collectif de travail, qu’est-ce qui vous passionne et vous fait rêver ?
-    À quoi pourrait ressembler l’entreprise de vos rêves ? Pouvez-vous le représenter sous forme de dessein ou d’histoire ? 
-    À quoi pourra-t-on observer concrètement l’atteinte de ce rêve ? 
-    Quels sont les résultats qui vous rendront très fiers de vous ? 
-    Quels sont les comportements nécessaires pour réussir à atteindre ce rêve ? 
-    À quoi pourra-t-on observer que nous sommes sur le bon chemin ? 
-    Quelles seraient les étapes possibles sur le chemin de cette transformation ? 
-    Quels sacrifices ce futur peut-il me demander ? En quoi cela pourra-t-il avoir un sens profond dans mon développement personnel ? Comment est-ce que je souhaite que ce sacrifice soit reconnu ? 

Étape 3 : expérimenter

À peu près tous les consultants et livres qui conseillent les managers dans le changement adhérent à la même croyance : si vous voulez un changement efficace, il faut profondément préparer les fondations qui permettrons un changement effectif : 
-    installer le bon système informatique,
-    recruter différemment,
-    former, 
-    réorganiser, 
-    créer une nouvelle culture,
-    développer une stratégie de long terme.

L’idée est que si tout est fait correctement alors les résultats suivront… peut être. En fait, se focaliser sur le court terme est perçu comme mauvais et l’on forme les dirigeants à se focaliser sur le moyen terme. Comme si ce n’était pas les résultats à court terme qui déterminent également les résultats à moyen terme ! Pour autant, sur le terrain, la réalité est toute autre : le facteur de motivation le plus puissant dans les organisations est la performance immédiate. Le principe est simple : plus on réussit, plus cela motive à continuer. Une trop grande préparation n’est plus d’actualité lorsque cette actualité se fait au rythme de la volatilité. Cela veut dire que si vous voulez rentrer sur un nouveau marché, vous ne commencez pas par analyser ce marché mais vous faites un test : L’action précède la réussite. Le court terme peut être mauvais mais surtout lorsqu’il est mal exécuté. Le moyen terme peut être mauvais lorsqu’il confine à l’inaction. La logique de développement des organisations résilientes est la suivante : 

Détecter une opportunité de gain àTester àÉvaluer rapidement les résultats à Amplifier ou arrêter

Ce mode de fonctionnement nécessite une psychologie particulière : la tolérance à l’incertitude. Car pourquoi, au fond, passons-nous autant de temps dans la préparation si ce n’est pour faire face à notre besoin psychologique de contrôle ? Or dans un environnement caractérisé par l’incertitude, la bonne stratégie d’adaptation est de l’accepter plutôt que de reproduire un mode de fonctionnement inefficace, s’apparentant à un rituel magique. Les entreprises doivent donc apprendre à fonctionner par l’expérimentation. À la suite de l’étape 2, des groupes d’expérimentation peuvent être mis en place avec le fonctionnement suivant :

-    Des groupes transversaux de 7 personnes maximum auront une durée de vie de 1 à 3 mois sur un sujet précis. Cela permet de créer une vision d’ensemble des solutions ainsi que d’identifier rapidement qui sont les pilotes et responsables du projet.
-    Chaque groupe sera « sponsorisé » par un membre de la direction ou le leader de l’équipe qui consacre au moins 20 % de son temps à ce groupe d’expérimentation. Les moyens matériels comme une salle tranquille pour travailler seront garantis par le « sponsor ».
-    Le groupe doit produire le plus d’expérimentations possible en lien avec l’un des résultats désirés.
-    Après dialogue avec le leader « sponsor », entre 3 et 5 expérimentations sont mises en place immédiatement puis évaluées à 20, 30 et 100 jours. Un bilan est fait maximum 6 mois par la suite incluant l’analyse des résultats et les apprentissages. Bien entendu, les erreurs sont tolérées et sont considérées comme un résultat positif lorsqu’elles nourrissent l’apprentissage. 

Les questions principales à poser sont :

-    Pouvons-nous déjà observer certains résultats désirés ? Qu’est-ce qu’il y a de différent lorsque ça arrive ? Qu’est qui a permis que cela arrive ? 
-    Pour atteindre les résultats de notre entreprise rêvée, qu’est-ce que l’on peut tenter ici et maintenant ?
-    Quelles sont les actions les moins coûteuses en énergie et finances et qui pourraient avoir le plus d’impact positif dans notre transformation ?
-    Qu’est-ce que l’on pourrait arrêter de faire dans l’entreprise et qui donnerait plus de temps et de ressources pour expérimenter ? 
-    Qui sera responsable de quelle action ? Dans quels délais et avec quel indicateur de suivi ? De quels moyens avons-nous besoin pour cette action ? 
-    Qui pourrait être impacté négativement ? Comment accompagner cela avec respect et dignité ?

Matthieu Poirot,
Fondateur de Midori Consulting
Docteur en gestion et psychologue,


Références : 

Argyris, C. (1973). Intervention theory and method: A behavioral science view. Reading, MA: Addison-Wesley. 

Bushe, G.R. & Marshak, R.J. (2009) Revisioning OD: Diagnostic and dialogic premises and patterns of practice. Journal of Applied Behavioral Science, 45:3, 348368. 

Carr, A., Durant, R. & Downs, A. (2004) Emergent strategy development, abduction, and pragmatism: New lessons for corporations, Human Systems Management23(2), 7991.

Durant, R. (2002) “Synchronicity: A post-structuralist guide to creativity and change,” Journal of Organizational Change Management, 15(5): 490–501.

Durand, T., Mounoud, E., & Ramanantsoa, B. (1996) “Uncovering strategic assumptions: Understanding managers’ ability to build representations,” European Management Journal, 14(4): 389–400.

Ducommun-Nagy, C. (2017). Ivan Boszormenyi-Nagy (1920-2007). Aperçu biographique. Dans : P. MichardLa thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy: Enfant, dette et don en thérapie familiale (pp. 398-399). Louvain-la-Neuve, Belgique: De Boeck Supérieur.

Jung, C, G (1988) Synchronicité et Paracelsica, Paris, Albin Michel, coll. « Œuvres inédites de C. G. Jung » 

Koninckx, G., Teneau, G. (2010). Résilience organisationnelle: Rebondir face aux turbulences. Louvain-la-Neuve, Belgique: De Boeck Supérieur. 

Lynch, R. (2000) Corporate Strategy, 2nd edn, London: Prentice Hall

Merri, U. (1995) Coping with Uncertainty: Insights from the New Sciences of Chaos, Self- Organization, and Complexity, Westport, CN: Praeger.

Mintzberg, H. (1994)The Rise and Fall of Strategic Planning: Reconceiving Roles for Planning, Plans, Planners, New York: Free Press.

Petriglieri G., Petriglieri J. (2020).” The Return of the Oppressed: A Systems Psychodynamic Approach to Organization Studies Academy of Management Annals14(1), 411-449.

Poirot, M. (2019) Développez votre leadership positif., Paris : Vuibert.

Stacey, R., Griffin, D., & Shaw, P. (2000) Complexity and Management: Fad or Radical Challenge to Systems Thinking?, New York: Rutledge.

Weick, K. (1979) The Social Psychology of Organizing, Reading, MA: Addison Wesley. 
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1 commentaire:

Unknown a dit…
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